Qu’en est-il du concept de pervers narcissique au regard de celui de psychopathe ?
Si l’appellation « pervers narcissique » est une notion psychanalytique récente (Racamier, 1985), celle de « psychopathe » suit l’évolution de la psychiatrie clinique depuis le début du XIXe siècle, et on en trouve différentes descriptions sous une profusion de dénominations. Pour le grand public, c’est un terme qui semble plus facile à appréhender. Les romans, le cinéma, les séries télévisées se nourrissent de cette fascination du public pour la maladie mentale, et les scénaristes débordent d’imagination pour inventer des histoires toujours plus haletantes (American psycho, Seven, Le silence des agneaux, Esprits criminels, Dexter, pour ne citer que ceux-là).
Le terme « psychopathie » (ou manie sans délire, selon le psychiatre français Philippe Pinel) fut introduit par un psychiatre philosophe allemand, Julius-Ludwig Koch, qui évoqua une « infériorité psychopathique ». Il existe une autre terminologie que nous devons au psychiatre Karl Birnbaum, à savoir le « sociopathe ».
La prolifération de noms sèment plus le trouble et la confusion qu’elle n’apporte de réponse à cette problématique.
De nombreuses approches ont été « expérimentées » pour approfondir nos connaissances de la psychopathie, et le développement de sa compréhension suit d’une manière empirique et heuristique, les progrès réalisés grâce aux évolutions des appareils permettant de « voir » l’activité biologique et physique d’un être humain soumis à différentes tâches ou à diverses contraintes. C’est dans ce cadre-là qu’il faut situer les données actuelles disponibles sur la psychopathie telles que résumées dans les conclusions de la Haute Autorité de Santé (HAS), dans son rapport d’audition publique publié en 2006 et intitulé : « Prise en charge de la psychopathie ».
Ainsi, en conclusion de ce rapport « cette discipline est schématiquement partagée:
• entre un courant biologisant, qui diagnostique des troubles sans lien avec l’histoire du sujet, qui privilégie les thérapies comportementales (qui s’appuient sur les théories de l’apprentissage et du conditionnement) ;
• et un courant psychodynamique qui reconnaît les apports de la psychanalyse et les utilise pour aborder les soins ainsi que les modalités de ses pratiques et qui envisage chaque sujet dans son histoire et sa singularité. Il est probable que les expertises psychiatriques demandées par la justice diffèrent sur le fond en fonction de la formation et de l’orientation du psychiatre. En fait, La trajectoire du psychopathe est faite d’une « histoire sans passé », sans début et sans fin ; le temps, pour lui, ne présente pas de scansions, il n’a pu s’y inscrire… C’est une problématique qui dépasse le seul champ de la psychiatrie. Il conviendrait de s’en préoccuper sous peine de voir s’étendre le terrain de la psychopathie ».
Définitions :
Le mot psychopathie désigne un trouble permanent de la personnalité caractérisé par un sévère manque de considération pour autrui, découlant d’une absence de sentiment de culpabilité, de remords et d’empathie envers les autres. Affichant une apparente normalité en matière de moralité et d’expression émotionnelle, le psychopathe se révèle incapable d’éprouver au plus profond de lui-même des émotions sociales. Sérieusement carencé sur le plan émotionnel, le psychopathe parvient, par mimétisme, à exprimer, verbalement ou physiquement, de tels sentiments sans toutefois les ressentir. Pareille dislocation entre la forme et la substance d’un message émotionnel serait, selon bon nombre d’études neurologiques, générée par une connexion défectueuse entre les réseaux cognitifs et émotionnels du cerveau du psychopathe.
« La psychopathie est un trouble (au sens psychiatrique du terme) qui trouve son origine dans une déviation du développement et qui se caractérise par un excès d’agressivité pulsionnelle ainsi que par une incapacité à nouer des relations aux autres. Le terme de psychopathie représente à la fois une catégorie diagnostique, et un continuum de perturbations psychologiques, dont l’intensité et la nature sont variables d’un individu à l’autre en termes de traitement ».
Cette dernière définition met en évidence deux notions essentielles présentes dans la psychopathie : le trouble et le processus, de manière semblable à la perversion narcissique qui est un mouvement et son aboutissement. Paul-Claude Racamier affirma lui-même que : « des rapports existent sans doute entre perversion narcissique et psychopathie, mais ils sont complexes ».
Il est inutile de procéder à une comparaison point par point des similitudes entre le concept de « pervers narcissique » et celui de « psychopathe » : ils sont identiques en tout à l’exception d’un seul aspect qui permettrait de les spécifier : le psychopathe est « supposé » être plus impulsif que le pervers narcissique.
L’impulsivité se définit en psychologie comme étant une « disposition à agir par impulsion, due à une insuffisance constitutionnelle ou acquise des fonctions d’inhibition et de contrôle ». Autrement dit, l’impulsivité du psychopathe se caractérise par une faible inhibition et des pertes de contrôle qui favorisent le passage à l’acte (ou « l’agir » dont parle Paul-Claude Racamier), ce que la victimologie nomme la « clinique du passage à l’acte » étudiant l’agressivité du sujet évalué. Étant donné les apports importants de cette discipline, c’est désormais chez elle qu’on puisera les explications les plus « fouillées » permettant de comprendre cette agressivité chez les psychopathes et les pervers narcissiques et voir en quoi elle diffère chez les uns ou autres.
Ce point est d’autant plus important que « l’intolérance à la frustration et l’imminence du passage à l’acte auto – ou hétéro – agressif restent cependant deux maîtres symptômes de tout comportement psychopathique ».
L’agressivité
Depuis Konrad Lorenz (1903 – 1989) et son traité sur « l’agression, une histoire naturelle du mal » généralisant le concept anthropologique de « bouc émissaire », les études portant sur cet instinct ont dégagé une typologie consensuelle des comportements agressifs qui peuvent « revêtir des formes très diverses allant de l’homicide à la simple remarque sarcastique…
Arnold Buss a défini trois dimensions caractérisant l’agression :
1) physique-verbale : l’agression est exprimée par des gestes ou des paroles ;
2) active-passive : elle correspond à une action positive que l’individu omet volontairement de réaliser ;
3) directe-indirecte : la victime est physiquement présente ou absente. La combinaison de ces trois dimensions permet de définir 8 types d’agression différents ».
Outre cette typologie de l’agression, de nombreux auteurs ont pu en déterminer deux principales modalités selon que les actes agressifs soient provoqués ou non. Ceci inclut la prise en compte du facteur intentionnel dans l’évaluation de la psychopathie. Dans le cas d’actes agressifs non provoqués, l’agression sera dîte proactive et relève d’une prédation, et lors d’actes agressifs répondant à une provocation, l’agression sera dîtes réactive et aura une fonction de préservation.
Lorsqu’un conflit s’origine dans l’agression proactive, il se perpétue grâce à l’agression réactive et lorsque la situation conflictuelle tend à s’enkyster, notamment lors des « conflits larvés », son origine n’est plus déterminable.
Là où les choses tendent à se compliquer, c’est le fait que l’agression proactive peut être plus ou moins consciente ou inconsciente. Il arrive parfois que l’agresseur passant à l’acte soit totalement inconscient de sa propre agressivité qu’il n’aura alors de cesse de reporter sur « l’autre » réagissant alors sur un mode ambivalent proactif/réactif. Dans cette configuration, il justifira ses propres comportements agressifs en rejetant sa responsabilité dans le conflit sur celui qui aura commis « l’outrage » de le renvoyer à son agression originelle déclencheur du processus. Ce canevas d’enchevêtrement interrelationnel est à l’origine de nombreux dysfonctionnements dans les échanges interindividuels ou intergroupes, mais à l’origine de ces conflits, il y a un ou des individus qui dénient avoir commis un acte agressif proactif et c’est à ce niveau là qu’on peut discerner le normal du pathologique.
Il va de soit qu’agressivité et violence ont des rapports contingents très étroitement liés. Mais si toutes violences supposent un comportement agressif, toutes les agressions ne sont pas nécessairement des violences bien qu’une grande confusion règne à ce propos y compris dans nos textes de loi. Yves Prigent, neuropsychiatre spécialisé dans l’étude de la dépression et des suicides, auteur d’une importante étude sur « La cruauté ordinaire, où est le mal ? », effectue très bien cette distinction-là.
En quoi pervers narcissiques versus psychopathes diffèrent-ils alors ?
Cette différence est uniquement contextuelle, c’est-à-dire que la notion de psychopathie a principalement été étudiée dans le cadre des injonctions de soins prononcées par des tribunaux en matière pénale et la perversion narcissique a été découverte grâce aux recherches effectuées en thérapie des groupes et des familles.
En résumé, un pervers narcissique est un psychopathe qui ne s’est pas fait prendre la main dans le sac.
Cependant, la recherche psychiatrique distingue désormais ce qu’elle nomme les psychopathes « successful » (ou psychopathie primaire, « nos » pervers narcissiques) des psychopathes « unsuccessful » (ou psychopathie secondaire, un peu moins « rusé » que les premiers puisqu’ils se font arrêter en raison de leur « impulsivité »).
Alors pour conclure, psychopathe ou pervers narcissique ?
Pour la HAS, le terme préconisé est celui « d’organisation de la personnalité à expression psychopathique » (qui donne l’acronyme OPEP), ou celui plus communément admis de « personnalité limite à expression psychopathique ». Mais si l’on tient compte de l’historique des études portant sur ce trouble de la personnalité, il faut croire que tant qu’il ne nous apparaîtra pas plus « clairement », sa dénomination évoluera encore. Cependant, ce n’est pas parce que le « signifiant » psychopathe, ou pervers narcissique, soulève l’indignation de par la stigmatisation qu’il induit, que le « signifié » (et le trouble qu’il génère) n’est pas valide et doit être ignoré ou, plus grave, nié.
Source : http://lesimbecilesontprislepouvoir.com/2013/02/28/la-fabrique-du-pervers/
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