ETRE SOI – UNE QUESTION DOULOUREUSE

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Le 25 juin, le dernier groupe de discussion se réunissait avant la coupure de l’été.
Un groupe autour du thème : « Etre soi ».
Question difficile, qui se divise en deux interrogations : que veut dire « Etre » , et que veut dire « Soi » ?
Que veut dire être, alors que face à la violence psychologique, exister est interdit ? Que veut dire « être » lorsque dire « je » met en danger ? … En effet la personnalité toxique ne peut supporter que sa victime parle d’elle. Aussitôt il lui sera reproché de se mettre en avant, de faire preuve d’égoïsme, de ne pas penser aux autres… La victime essaie de se positionner, mais ses positions ne sont pas respectées, sont rejetées, ou encore sont utilisées contre elle.
Si, en présence de tiers, la victime maintient ce « je », le reproche ne sera pas immédiat… La personnalité toxique va agir, va foudroyer sa  victime, mais dans le secret du huis-clos. Elle valorisera même le « je » de sa victime, en public, pour mieux le démolir en utilisant un discours paradoxal et agressif dès qu’il n’y aura plus de témoin. Petit à petit « je » s’efface, laisse la place à l’autre, s’oublie, se met en retrait, pour ne pas gêner, et surtout, pour ne pas être bousculé un peu plus.
Les victimes de violence psychologique n’en n’ont pas conscience. Mais elles ne savent plus dire « je », ou dans de rares occasions. S’il s’agit de féliciter, de valoriser, de mettre en avant la personnalité toxique, elles l’utiliseront. « Je suis heureuse pour toi, je suis fier de toi, je vais le faire pour toi, je te demande pardon. » C’est un « je » soumis, contraint, sans allant ni motivation. C’est un « je » qui cherche à se protéger, mais qui meurt peu à peu en se taisant.

Aussi le « soi » est encore plus difficile à définir.
Soumis à un parent toxique, l’enfant n’est jamais lui, mais uniquement le produit de ce qu’il doit être pour satisfaire ses parents, et ne pas s’exposer à la violence, sous toutes ses formes. Et même dans ce contexte, il se retrouve exposé. Violence verbale qui pose des injonctions, des menaces, des critiques ; violence physique qui contraint un peu plus, maintient un peu plus sous l’autorité maltraitante, qui empêche toute réaction. Violence sexuelle présentée comme une normalité, comme un gage d’amour, de tendresse, d’attention. L’enfant n’a pas de « soi » propre. Son « soi » appartient à son ou ses parents. C’est un instrument de pouvoir et d’emprise.
L’adulte victime perd ce qui constituait ce « soi ». Un « soi » fragile, ou fragilisé, mais avec lequel il avait appris à évoluer. Ce sont ces fragilités qui vont permettre à la personnalité toxique de se servir de lui, d’entrer dans ses failles pour les creuser et les agrandir. Utilisé par son agresseur, « objetisé », pour ses qualités, ses compétences, ses talents, son « soi » est vampirisé, absorbé par la personnalité toxique. La victime est vidée d’elle-même. En consultation, la question « qui êtes-vous ?  » est douloureuse pour celui ou celle qui l’entend. Qui je suis ? Je ne sais pas… Elle fait naître des émotions, des pleurs, des angoisses. La victime comprend qu’elle n’est plus rien… Ou plus exactement que son bourreau a fait en sorte qu’elle ne soit plus rien. Du moins, c’est ce que la victime pense. Cette croyance négative générée par le bourreau est indispensable pour créer et maintenir l’emprise. Le travail thérapeutique consiste donc, entre autres, à permettre à la victime de comprendre le mécanisme destructeur de l’emprise dans lequel elle se retrouve, à comprendre également la mécanique et le mode de fonctionnement du bourreau, en observant ses comportements.
Il ne faut pas oublier que si, schématiquement, il existe un cycle de la destruction (séduction, crise, justification, lune de miel…), le rythme de celui-ci, tous comme les actes, les silences, les mots, les gestes, tant du bourreau que de sa victime, vont dépendre de leur personnalités et de leurs histoires individuelles; Il ne faut jamais oublier que cette violence est toujours inscrite dans ce cadre, individuel. Ce n’est pas parce qu’une victime n’a pas vécu, entendu, vu telle ou telle situation ou tel ou tel comportement qu’elle n’est pas face à une personnalité toxique. Et c’est pour cela qu’il est nécessaire de comprendre comment, chronologiquement, la violence s’est mise en place, et avec quels comportements, pour pouvoir ensuite travailler sur les fragilités de la victime et lui permettre de se protéger, d’éviter une possible répétition. Pour, également, revenir à « soi ». Pouvoir le définir, l’installer et le consolider.

Ce groupe de discussion nous a appris de bonnes nouvelles : deux des participants, encore sous emprise maritale il y a un an, ont pu pendant l’année se détacher de cette emprise et mettre en place les réactions nécessaires, juridiques et autres, pour rompre avec la personnalité toxique. Une autre a entrepris un gros travail sur elle au cours de l’année, et peut aujourd’hui mener les différents combats qu’elle doit poursuivre suite aux violences subies, en étant consciente de ses réussites et en affrontant les moments de fatigue et de doute.
C’est pour moi beaucoup d’émotions, de voir renaître des sourires, des énergies, des envies, des rires.
C’est une nouvelle année de groupes qui s’achève, laissant beaucoup d’émotions, des larmes, mais aussi des sourires, des rencontres, des joies, des partages, des expériences toutes riches, des envies de continuer, toujours plus.
Merci à tous pour votre confiance, votre participation. Merci à vous. Et ce merci, vous pouvez vous l’adresser personnellement, vous pouvez vous dire merci de vouloir vivre, d’avoir encore cette certitude ou pour le moins cette idée que la Vie n’est pas celle qu’on vous a imposée.

Les groupes de discussion reprendront le 3 septembre, avec un groupe particulier. Le sujet est « Les mères toxiques ». Ce sera un groupe filmé dans le cadre d’un documentaire qui sera diffusé sur France 5. Il est donc indispensable de s’inscrire de manière ferme à ce groupe. Pour toute information, ou pour l’inscription : .

Les autres dates seront à partir d’octobre. Vous pouvez les retrouver ICI. Vous trouverez également les dates de petits-déjeuners proposés six fois dans l’année avec des thèmes précis.
Pour toute information ou inscription :

Encore un grand merci pour votre confiance qui est une source de motivation quotidienne.

Anne-Laure Buffet

RACONTER, CE N’EST PAS FAIRE COSETTE

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Raconter la violence est essentiel. C’est un acte qui permet de s’en libérer, de pouvoir prendre du recul. De l’observer, extérieurement, en l’analysant bribe par bribe, au fur et à mesure des souvenirs. Qui permet aussi de se faire justice – et non vengeance : se reconnaître en tant que victime, reconnaître « l’autre » comme agresseur, bourreau, toxique, autorise à dire. Tant que la victime n’est pas capable de se nommer comme telle (par refus, culpabilité, déni,…), elle ne reconnaît pas sa souffrance, elle la minimise. Elle réduit ou réfute une partie de son histoire, parfois une vie entière.

La victime se retrouve cependant, et malheureusement, souvent face à un mur. Celui de l’incompréhension, de l’incrédulité, du refus d’entendre, du rejet. Non, « untel » ne peut pas être si monstrueux, il est tellement aimable, tellement souriant. Non, « unetelle » n’est certainement pas une mauvaise mère, elle qui va à la messe et s’occupe des kermesses… Non, cet enfant n’a pas pu vivre tout ce qu’il raconte, sinon pourquoi l’avoir tu… Non, ce n’est pas une histoire de violence conjugale, c’est simplement un conflit de couple, et une médiation devrait suffire à rétablir une saine communication dans l’intérêt majeur des enfants…

Aussi, elle commence à dire, puis se retient, de peur d’être rejetée ou critiquée. De peur de subir la double peine : celle de se savoir victime, et de ne recevoir non seulement aucun soutien mais uniquement des critiques et des reproches, à nouveau.

De plus, la victime est dans un système de comparaison. Elle a tellement entendu de la part de « l’autre », la personnalité toxique, qu’elle est moins que telle personne, qu’elle vaut moins que telle autre, qu’elle sait moins que telle encore, qu’elle ne sait réellement faire qu’une seule chose : taire, mettre de côté la réalité des faits, la croire « pas si grave que ça, parce qu’il y a bien pire »…
Ce qui crée une nouvelle – mauvaise – raison de se taire. D’autres ont bien plus souffert, sans doute. D’autres ont pu se faire entendre, pas elle, ce qui prouve qu’elle n’a rien du vivre de grave. D’autres ont subi des violences dès l’enfance, pas elle… alors de quoi se plaint-elle ?
« Je suis désolée, je me plains tout le temps »… « Excusez-moi, je ne vais pas faire ma Cosette… »

Raconter, se raconter, que ce soit en consultation thérapeutique, en groupe de parole, ou simplement à un tiers membre de la famille, du cercle relationnel ou amical, n’est pas « faire sa Cosette ». C’est non seulement se rendre une forme de justice nécessaire, par la prise de parole si souvent interdite, mais c’est aussi apprendre à se situer, à se faire une place, à être juste et honnête vis-à-vis de soi-même et de son histoire.
Aucune histoire n’est comparable, comme aucun individu, aucune personnalité n’est comparable.
Aucune histoire ne peut être dite « pire » qu’une autre. Chaque histoire étant personnelle, elle est la pire pour celui ou celle qui la vit. A ceux qui refusent d’entendre de se remettre en cause, et non aux victimes de minimiser, pour ne pas gêner ou déranger leurs interlocuteurs.

Aussi, se retenir de parler, de peur d’être jugé(e) comme « faisant sa Cosette », ne crée du tort qu’à une personne : la victime.

©Anne-Laure Buffet

LA VIOLENCE ECONOMIQUE

arrêt maladie,gestion de la sécurité sociale

La violence psychologique s’accompagne très souvent de violence économique. Le bourreau va s’employer à couper les vivres de la victime, à la déposséder, à l’obliger à des dépenses considérables et des investissements disproportionnés. Il va exercer un chantage à l’argent, tenir les cordons de la bourse comme on tient une laisse, tirant dessus régulièrement pour mieux retenir sa proie. Et il ne supporte pas de devoir quoi que ce soit, à qui que ce soit – que lui soit condamné à payer, il en perd tout contrôle et cherche encore plus à détruire. Il ira jusqu’à renoncer à ses enfants plutôt que de verser un centime, si cela lui est possible.
Et c’est à la victime de régler tous les frais.
L’addition est extrêmement lourde.

La société, qui n’entend pas, n’accompagne pas, ne prend pas en charge ces victimes ou ne propose que peu d’aides, devient complice par défaut des bourreaux. Elle peut bien souvent et par refus de voir, d’entendre et de s’impliquer, aggraver des situations déjà dramatiques.
Les victimes se retrouvent perdues, sans savoir à qui s’adresser. On leur conseille de lancer une procédure. Mais une procédure coûte cher. Très cher. Et dure très longtemps. Qui va payer, pendant combien de temps, et comment ? 2000, 3000, 10.000 €, parfois bien plus. Il faut hypothéquer sa maison, vendre sa voiture, prendre plusieurs « petits boulots », courir, toujours plus, pratiquer le système solidaire encore mal encouragé – et souvent mal connu ou mal perçu.
On dit à ces victimes de se faire aider. Par qui ? A quel prix ? Et dans combien de temps ?
On leur conseille de (re)trouver un emploi. On leur dit RSA, CMU, CAF. On les abreuve d’informations incomplètes.
Et elles se retrouvent à nouveau blâmées, jugées comme « incapables de s’en sortir ».
Il est urgent que la société se réveille. Il est urgent d’aider ces victimes de terrorisme « ordinaire » et à huis-clos, de les considérer réellement comme des victimes, de mettre en place un moyen de les indemniser.
Comme pour la prise en charge des arrêts maladie suite à un burn out / dépression dû au harcèlement au travail, comme pour les victimes de terrorisme, qui peuvent être indemnisées par le FGTI, il faudrait inventer une indemnisation pour ces victimes de violence psychologique dans la sphère privée.

C’est la démarche de l’association CVP de contribuer à faire reconnaître et admettre cette urgence sociale et économique.

Si vous souhaitez adresser un témoignage :

La violence sociale prend également un aspect économique. Beaucoup de victimes se retrouvent sans emploi, sans revenu. Ou elles travaillent avec leur bourreau, pour leur bourreau. Sans être déclarées. Sans reconnaissance sociale et fiscale, sans déclaration à fournir, alors qu’il va leur être demandé un salaire, des revenus, des cautions bancaires… Dépendantes financièrement de leur persécuteur, elles n’ont pas la possibilité de quitter le logement familial. Ce logement peut également être un bien commun, mais elles savent qu’elles vont devoir se battre juridiquement pour obtenir la part qui leur revient. Isolées, elles n’ont pas toujours la possibilité de se réfugier dans leur famille ou chez des amis. Si elles le font, c’est pour un temps très court. Déjà contraintes par la peur de partir, elles se sentent d’autant plus prisonnières qu’elles n’ont pas les moyens de partir.

Il s’agit de femmes, mais aussi d’hommes qui ont perdu leur emploi, qui travaillent en collaboration avec leur épouse, qui se retrouvent écrasés. Qui ont fait confiance, qui ont cru en l’amour que semblait leur donner leur compagne. Biens immobiliers communs, parts de sociétés… Ils ont investi l’argent qu’ils avaient et se retrouvent coincés dans des imbrogliolos bancaires et financiers. Ces victimes restent pour les enfants. Pour ne pas définitivement tout perdre.

Il s’agit encore d’enfants, la plupart du temps adolescents, jeunes adultes, étudiants, qui n’ont pas les moyens de se loger, de régler le coût de leurs études, de leur quotidien. Qui restent sous l’emprise d’un père – ou d’une mère – manipulateur, en espérant que « ça va s’arranger » quand ils auront enfin un travail. Un travail qui ne leur plaira pas, s’ils en trouvent un, mais qu’ils accepteront pour un salaire aussi maigre soit-il, pour fuir.

Il s’agit enfin de ces enfants devenus adultes, encore pris dans un schéma violent où se mêlent culpabilité face à un parent âgé et honte d’une enfance maltraitante, et se retrouvent spoliés, déshérités.

Extrait de Victimes de violences psychologiques : de la résistance à la reconstruction – Anne-Laure Buffet – Le Passeur éditeur

LES SECRETS DE FAMILLE

Un secret, ce n’est pas quelque chose qui ne se raconte pas. Mais c’est une chose qu’on se raconte à voix basse, et séparément.

Marcel Pagnol – La gloire de mon père

Le secret est un élément intrinsèque à la liberté, à l’amour, à l’affirmation de soi. Il est nécessaire à l’intimité de chacun. Il est une porte ouverte sur l’imaginaire et les fantasmes. Le « jardin secret »  est un lieu où il est possible de s’évader, d’être un ou une autre, un instant. C’est ce jardin secret que les manipulateurs cherchent à forcer, à connaître et à détruire pour s’accaparer pleinement la pensée et la personnalité de leurs victimes. Un parent, un conjoint toxique va parler ainsi à son enfant, à sa compagne de la sorte : « Nous ne pouvons pas avoir de secret l’un pour l’autre… tu peux, tu dois tout me dire. ». Il nie alors l’individualité de son interlocuteur. Martine se rappelle des discours de sa mère l’obligeant à tout dire –à tout avouer, même ce qui n’existait pas, ce à quoi elle ne pensait pas. « J’avais une caméra dans la tête. Ma mère voyait tout, savait tout, demandait tout sur tout, tout le temps, fouillant, spoliant et violant tout ce que j’avais dans le crâne. »

Les secrets et les envies que l’on garde pour soi, les erreurs et les hontes minuscules ne sont en aucun cas toxiques. En revanche, les secrets de famille, ces histoires tues – et malheureusement, qui tuent parfois sur plusieurs générations – deviennent la source d’une réelle toxicité. Un secret de famille maintient dans le silence une partie de l’histoire de celle-ci, un fait précis qui peut être daté, dont les acteurs sont connus mais qui ne doit pas être su, qui ne doit même pas être envisagé. Ce secret devient douloureux pour l’enfant qui le pressent sans le connaître. Ce qu’il comprend, c’est qu’il existe une réalité à laquelle il n’a pas accès, une histoire qui appartient à sa propre histoire mais qu’il lui est interdit de posséder.

Il existe un processus inconscient de transmission du secret, traduit en expressions, gestes et comportements. Ainsi des mots interdits, et pour reprendre l’adage : « on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu », des coutumes familiales qui passent de génération en génération, des réflexions telles que « c’était il y a longtemps, à quoi ça sert d’en parler ? ».

Les secrets de famille sont le plus souvent emprunts de souffrance. Deuil, abandon, perte, rupture sociale, alcoolisme… On leur attache le poids de la honte. Ce n’est pas à une personne de supporter cette honte mais à une famille entière. Pour se protéger, la famille va tacitement développer une loyauté envers ses ancêtres et taire cet événement douloureux, jusqu’à ce qu’il semble ne plus avoir existé. Or un enfant qui devine qu’on lui tait quelque chose va l’imaginer et l’amplifier. Il est en quête de vérité. Celle qu’il devine est souvent bien pire que la « vraie » vérité. Il ne faut pas oublier que ce que notre société accepte aujourd’hui était il y a encore quelques décennies vu comme un drame : mère célibataire, homosexualité, abus physiques ou sexuels, mésalliance… Ce qui ressort à chaque fois, c’est la présence d’un traumatisme qui se promène de génération en génération tel un fantôme, pour venir hanter celui ou celle qui le reçoit sans qu’il en connaisse la cause.

Brigitte va découvrir au cours des consultations ce secret qui la hante. Elle souffrait depuis son enfance d’avoir été laissée à ses grands-parents alors que ses parents, partant pour Dakar, avaient pris avec eux leurs deux autres enfants. Ce que Brigitte ne savait pas et a découvert en thérapie, c’est qu’elle était bien la fille de son père, mais pas de sa mère. Sa mère biologique était décédée à sa naissance. Or, le père de Brigitte avait trompé sa première épouse pendant la grossesse, avec la femme qui allait devenir officiellement la mère de Brigitte. À la mort de sa première femme, le père de Brigitte a développé à la fois de la culpabilité et une colère profonde contre cet enfant qui était pour lui une accusation vivante : « Maman est morte, par ta faute. Je suis là pour te le rappeler. »

Le film danois Festen[1] illustre parfaitement ce qu’est un secret de famille : un savoir commun mais qu’on ne partage pas avec les autres membres de la tribu. Se met alors en place une dynamique particulière : on ne peut pas savoir qui sait quoi, et l’on ne peut interroger personne sur ce qu’il sait, ni dire quoi que ce soit, puisque tout le monde se tait.

Pourquoi sont-ils si lourds, ces secrets de famille ? En quoi deviennent-ils toxiques pour ceux qui les subissent ? Parce qu’ils génèrent incompréhension, doute, résurgence du traumatisme. L’enfant de manière intuitive, presque animale, ressent quelque chose d’anormal ou de mystérieux. Ne trouvant aucune réponse à ses questions, n’ayant personne à qui s’adresser, il refoule ses interrogations et se sent coupable d’être mal à l’aise ou en demande de réponse. Apparaissent alors des manifestations souvent psychiques de ce traumatisme fantômatique, comme des angoisses, des obsessions et des TOC* a priori sans raison[2].

Martine s’interroge lors d’un rendez-vous sur ses silences d’enfant. « À l’école, quand on m’appelait par mon prénom, je mettais toujours du temps pour répondre. Comme si on ne me parlait pas, ou comme si je n’étais pas là. Ma mère était souvent convoquée, on lui disait que j’étais sourde, asociale, inadaptée, qu’il fallait que je me concentre. À chaque fois ma mère était folle de rage contre moi. Je lui faisais faire du souci, ce n’est pas comme ça que je ferai un jour quelque chose… À la maison, elle parlait avec mes frères. Moi, elle ne me parlait pas, elle me donnait des ordres en criant pour être sûre que je l’entende. Elle appelait mes frères par leurs prénoms. Pas moi. Les seules fois où elle utilisait mon prénom, c’était pour me punir. Elle continue encore aujourd’hui. Entendre mon prénom, c’est comme entendre un jugement.». Quelques séances plus tard, Martine arrive, très excitée : « Je sais ! Je sais qui est Martine. C’était la petite sœur de ma mère. Elle avait quelques semaines quand elle est morte. Un soir ma mère était seule avec elle. Elle devait surveiller le bébé, mais il est mort dans son sommeil avant que mes grands-parents ne rentrent. Ma grand-mère lui a dit que c’était de sa faute. Quand je suis née, ma grand-mère a dit que je devais m’appeler Martine, pour rendre mémoire à ma tante. C’est une cousine de ma mère qui me l’a dit cette semaine. C’est pour ça que ma mère déteste mon prénom. C’est pour ça qu’elle me déteste. Elle me déteste parce qu’elle voit le bébé mort, et que je lui rappelle qu’elle n’a pas su protéger sa petite sœur.»

Quand la mère de Martine lui répète sans cesse « Tu vas me tuer !», elle transmet à sa fille un ressenti qu’elle ne peut exprimer : à la mort de sa petite sœur, une part d’elle est morte aussi. À la place s’est développée de la souffrance, de la culpabilité qu’elle n’a jamais pu dire. La naissance de Martine a réveillé toute cette peine. Se croyant incapable de la protéger, elle en a fait son ennemie. Martine est devenue un enfant interdit d’exister. Interdit de citer, par son prénom.

[1] Film de Thomas Vintenberg, 1998, Prix du Jury du festival de Cannes 1998

[2] Sans en faire une généralité, des cas de constipation chronique chez des enfants ont été réglés en découvrant un secret de famille. La constipation peut être liée à l’angoisse de la mort, ou encore à un événement honteux et traumatique (abus sexuel, inceste) qu’il faut taire pour préserver l’image familiale.

Extrait de «  » – Anne-Laure Buffet – Le Passeur éditeur

NI MARQUE NI SIGNE, RIEN QUE LA LIBERTÉ

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Etre victime de violence psychologique, connaître les souffrances dues à cette violence, sentir les blessures et les cicatrices qui s’impriment dans la peau, sous la peau, dans l’invisible de la chair et du cerveau, est intime. Et destructeur.
Chaque victime a sa propre histoire, même si toutes ces histoires se ressemblent. Chaque victime mène son propre combat, vit sa propre reconstruction, part à la rencontre d’elle-même. Elle doit se libérer de ses chaînes, casser les murs d’une prison, rompre avec le silence. Mise sous dépendance – sous emprise – pendant des années, parfois pendant une vie, elle doit autoriser une personne avant tout à la croire : elle-même, et trouver sa propre voie, et sa propre voix, pour combattre le bourreau et mettre un terme à l’enfermement.
Elle doit apprendre, accepter, vivre SA liberté. Elle doit la ressentir. Physiquement. Il s’agit de respirer, d’utiliser son corps, son esprit, sa pensée, en toute INDÉPENDANCE. LIBREMENT. Il s’agit d’être SOI.
Il faut aller à la rencontre de cet inconnu, soi-même. Cette rencontre, aussi belle que difficile à faire, peut être aidée par un professionnel. Il est souvent nécessaire de faire appel à un tiers, pour comprendre des schémas destructeurs, pour admettre l’emprise, pour décider d’en finir. Pour s’accepter. Pour s’aimer. Mais aussi pour devenir un adulte responsable, pour se reconnaître des valeurs, des capacités, des compétences. Or, tant qu’une victime est sous emprise, de qui que ce soit, elle est retenue à son état d’enfant.

Les professionnels, tous les professionnels engagés auprès des victimes, devraient agir en ce sens. Ils ont un rôle essentiel tout autant que transitoire. Ils sont un passage, un relai entre un avant mortifère et un après plus serein, et personnel. Et il ne faut pas oublier que la place de l’accompagnant est difficile : porteur d’espoirs, à l’écoute, soutien dans un combat terriblement compliqué, difficile et douloureux, il n’est pas la pour fournir des armes à la victime, il est là pour l’aider à trouver les armes qui lui conviennent. Il n’est pas là pour lui indiquer qui elle doit être, il est là pour lui permettre de découvrir qui elle est. Il ne peut avoir un rôle de maître à penser, de « gourou », de chef de file d’un mouvement qui pourrait se soulever pour aller dans une seule direction, vouée à la gloire de ce faux héros. Le danger est immense pour les victimes : cherchant à se libérer d’une emprise, elles restent dépendantes, d’un nouveau bourreau, d’un usurpateur, d’un escroc qui abuse de leurs faiblesses, de leur fragilité, de leur vulnérabilité. Il est essentiel, fondamental, que la victime se sente ELLE, et ne se retrouve en rien invitée, conduite à adopter un mode de pensée, un fonctionnement, un comportement, et ne serait-ce qu’un signe qui la rattache désormais à son nouveau chef. Il est tout aussi fondamental que le professionnel possède une réelle éthique, qu’il soit capable de s’adapter à chaque personne qu’il va accompagner dans sa reconstruction, qu’il l’autorise à être libre, qu’il ne lui fasse porter aucune marque, aucune attache créatrice de dépendance.

Chaque professionnel qui respecte cette éthique, cette déontologie, ne peut que se réjouir pour une ancienne victime de la voir devenir une personne libre, vivante, à part entière. Il doit à cette ancienne victime un immense respect pour la confiance qui lui a été accordée. Il ne doit en attendre qu’une reconnaissance raisonnable – avoir su écouter et comprendre. Il ne doit se voir que comme un « passeur » – et pour ma part, je me sens parfois presque sage-femme, voyant naître au monde une personnalité qui avait été étouffée.
Et comme un passeur, il laisse la personne suivre son chemin, prendre son envol, et ne doit jamais la marquer d’un signe quelconque, comme on marque du bétail, comme on bague des pigeons-voyageurs afin que, toujours, ils reviennent là d’où ils sont partis, sans jamais être libres de vivre – libres, justement.

©Anne-Laure Buffet