Il n’aura jamais été fait autant de cas de la violence conjugale et de ses nombreuses et dramatiques conséquences que depuis la deuxième condamnation de Jacqueline Sauvage, le 3 décembre 2015.
Une deuxième condamnation qui confirme la première : dix ans de réclusion pour cette femme, âgée de 68 ans, mère de quatre enfants, mariée pendant 47 ans à Norbert Marot.
Le 10 septembre 2012, Jacqueline Sauvage prend le fusil dont son époux et elle se servent quand ils partent chasser. Elle reste sur le pas de la porte à l’intérieur de la maison et tire sur son mari, assis sur une chaise sur la terrasse. Elle l’abat de trois balles dans le dos.
La condamnation pour meurtre est prononcée le 28 octobre 2014, et confirmée en appel, en décembre 2015.
La légitime défense invoquée par les deux avocates de Jacqueline Sauvage, n’a pas été retenue. La violence conjugale répétée pendant les 47 années de mariage n’aurait pas dû conduire Jacqueline Sauvage à un tel geste.
Les trois filles sont aux côtés de leur mère. Elles mettent en avant la violence qu’elles ont également subie, violence psychologique, physique et sexuelle. Toutes les trois, mais également leur frère. Celui-ci se suicide le 9 septembre 2012, la veille du meurtre de son père. Jacqueline Sauvage ne savait pas que son fils était mort lorsqu’elle tire sur son mari.
Depuis la confirmation de la condamnation en décembre dernier, l’opinion publique s’est largement soulevée autour de cette affaire. C’est tout d’abord une pétition qui est lancée, pour demander la grâce présidentielle. Elle recueille aujourd’hui près de 435.000 signatures, un chiffre historique en matière de pétitions.
C’est également cette demande de grâce présidentielle que les filles de Jacqueline Sauvage et ses avocates adressent au président François Hollande. Et très vite, ce sont des parlementaires, des personnalités, des mouvements féministes, des professionnels de la santé et du droit, qui soutiennent cette demande de grâce.
Mais tout le monde ne va pas dans le sens de cette grâce. Au café du commerce – réel ou virtuel – on entend et on lit : « Si c’était si difficile, elle n’avait qu’à partir plus tôt. On ne reste pas 47 ans sans raison ». Et de manière plus argumentée, on peut entendre également qu’il n’y avait pas – au sens juridique du terme – légitime défense. Que les preuves de la violence conjugale sont faibles, et que l’instrumentalisation des trois filles est possible. Qu’une mère qui laisse son mari violer ses enfants et les battre est forcément complice. Que l’emprise psychologique n’est pas démontrée. Jacqueline Sauvage est donc responsable du meurtre de son époux et la condamnation est justifiée.
La notion d’emprise psychologique devient le nœud gordien de cette affaire.
Au-delà du geste de Jacqueline Sauvage, il est une réalité méconnue, méprisée, et même souvent réfutée. Encore aujourd’hui, il est courant d’entendre qu’une femme battue qui ne part pas est une femme qui y trouve son compte, qu’une femme qui laisse son mari maltraiter les enfants est victime certes, faible sans aucun doute et complice très certainement. Et même parmi d’anciennes victimes de violences conjugales qui ont pu fuir cette violence, le doute s’installe : « J’ai bien pu partir, moi, alors 47 ans… je n’y crois pas. »
C’est se prononcer sans savoir. Le cas de Jacqueline Sauvage devient emblématique, il est le quotidien de bien des femmes – et d’hommes aussi. En 2014, 134 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint. 223 000 subissent de la violence physique ou sexuelle ; seulement 14 % portent plainte. Comme 86 % des victimes silencieuses, Jacqueline Sauvage n’a jamais alerté les autorités. Parce qu’après une plainte, il faut se protéger, il faut pouvoir le faire, il faut pouvoir fuir avec les enfants, il faut essayer de vivre.
Aujourd’hui, les centres d’accueil sont trop peu nombreux, les plaintes encore peu reçues, les femmes renvoyées dans leurs foyers, abandonnées à la violence d’un compagnon qui sera entendu et laissé en liberté. Les prises en charge remarquables de certains organismes ou associations ne peuvent servir à toutes. Aussi, dépendantes, sans moyens financiers, matériels, médicaux, elles préfèrent se taire, subir, se dire qu’elles peuvent encore protéger leurs enfants, y croire, et risquer d’en mourir.
Or, en 1965, lorsque Jacqueline Sauvage accouche de Sylvie, sa fille aînée, les mesures de protection sont bien loin d’être ce qu’elles sont aujourd’hui. Peut-on dire qu’elles sont nulles ? Ce serait exagéré ; en tout cas elles sont dérisoires. La première campagne de sensibilisation contre les violences faites aux femmes date, en France, de novembre 1989. Sylvie a 24 ans. Sa mère est mariée depuis 24 ans. Elle est conditionnée depuis autant d’années qui se résument en trois mots : un lavage de cerveau.
Mais l’emprise ? Que veut dire ce mot, utilisé presque comme un point Godwin ? L’emprise est l’état dans lequel se retrouve une personne qui va subir de manière répétée, quotidienne, implacable, des comportements qui alternent une tendresse simulée ou utile pour manipuler, et la violence, la maltraitance, les injures, le dénigrement, les reproches, le mépris. Le bourreau utilise la victime comme un objet, pour défouler ses diverses pulsions, jusqu’à la dépersonnaliser.
L’emprise s’installe en suivant toujours le même schéma. Mais elle demeure individuelle et entre en résonance avec les personnalités qui la font vivre et qui la subissent ; elle se glisse dans une ou des fragilités de la victime, et les creuse comme une gangrène, inlassablement. Jacqueline Sauvage avait, comme chacun, ses failles. La première : avoir été charmée par le bad boy local alors qu’elle a 15 ans, l’avoir caché à sa famille, avoir fauté avec ce garçon, se retrouver enceinte alors qu’elle a juste 18 ans et un statut d’ouvrière, se marier pour ne pas être fille-mère, le 5 juin 1965. La loi autorisant les femmes à ouvrir un compte en banque et signer un contrat de travail sans avoir besoin du consentement marital date du 13 juillet 1965, avec la réforme des régimes matrimoniaux, rendant effective la capacité juridique de la femme mariée. De fait, à son mariage, elle est déjà (future) mère, dépendante financièrement, avec un statut professionnel fragile, une conscience d’avoir désobéi au schéma familial, un devoir d’être de ce fait parfaite, irréprochable.
Les quatre enfants naissent, grandissent, sont témoins et victimes de la violence de leur père, mari réputé faignant, alcoolique, agressif, instable. Elle a voulu les protéger. D’autres auraient fait autrement, peut-être. Elle n’est pas « d’autres ». Elle est seule avec son histoire, son quotidien violent, son incapacité à demander de l’aide.
Les enfants grandissent, quittent la maison familiale, elle reste. Elle reste alors qu’elle aurait pu partir, comme certains diraient. Si elle en avait encore eu la conscience, la force, la possibilité. Plus de 20 ans de violence, comment imaginer ce que devient psychiquement une personne en tant de temps ? La liberté est-elle imaginable ? Une juste définition du mot « liberté » existe-t-elle même ? Peut-on reprocher à Alexandre Soljenitsyne de ne pas être allé chercher son prix Nobel, d’avoir attendu 4 ans pour le recevoir, par crainte d’être déchu de sa nationalité soviétique après 8 ans dans les goulags…
Alors Jacqueline Sauvage, comme tant d’autres victimes, vit dans cette emprise. Elle vit, en apparence. Elle est en survie. Elle ne sait plus ce que vivre signifie.
Et quand l’entourage et la société en rajoutent, à qui faire encore confiance ?
Car c’est bien ce dont souffrent toutes ces victimes : le silence et l’immobilisme de ceux qui savent et se taisent, de ceux qui ont le pouvoir juridique, social ou médical d’agir et ne font rien. Jacqueline Sauvage est hospitalisée plusieurs fois. Les médecins, pas assez formés, ou pas assez à l’écoute, n’ont rien vu. Les services sociaux n’ont rien vu. Les instituteurs n’ont rien vu. Là encore, elle n’est pas un – mauvais – exemple. Elle est victime de l’inanité d’une société qui ne veut surtout pas être dérangée car, après tout, « une fois la porte de la maison refermée, ce qui se passe chez les gens… » ?
Jacqueline Sauvage, comme toutes ces femmes et ces hommes victimes, se tait et ne bouge plus. Qui va les entendre ? Qui va les croire ? Et qui va les aider ?
Quand la violence est physique et psychologique, qui va témoigner de paroles qu’il n’aura pas entendu, de gestes qu’il n’aura pas vus ? Pourtant, chaque mot violent est un coup supplémentaire, qui affaisse un peu plus. Un coup invisible et assassin.
Alors… Alors heureusement beaucoup arrivent à fuir. Malheureusement beaucoup ne peuvent pas puisque la violence quotidienne leur est particulière et repose sur des éléments individuels.
Jacqueline Sauvage n’est pas partie et pour cette raison elle est encore jugée, par ceux qui ne veulent pas entendre ou ne le peuvent pas, bien après sa condamnation.
En la jugeant ainsi, en créant des doutes, en niant son histoire, c’est bien plus qu’une double peine qui est infligée. C’est un refus de s’impliquer, de prendre un risque, d’écouter une histoire, car elle pourrait faire peur. C’est se poser en singes de la sagesse, en se contentant de singer celle-ci.
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