Tihamer Wertz est un des contributeurs du réseau TEDxVaugirardRoad. TEDxVaugirardRoad est un événement sous licence TED résolument centré sur l’humain. Retrouvez son actualité sur TEDxVaugirardRoad.com
- « Elle a rompu avec son ex parce que c’est un manipulateur pathologique. »
- « Je vais demander une mobilité professionnelle car mon manager est un pervers narcissique. »
- « Votre enfant doit être suivi, il est hyperactif. »
Voilà, tout est dit ! Les mots cinglent et sont assénés comme des vérités et point ne serait besoin d’en rajouter. Pervers, manipulateur, hyperactif, hystérique, bipolaire, dépressif, harcelé… il n’y a qu’à se baisser pour choisir les qualificatifs souhaités ou mieux encore, les attraper au vol ! Les médias de toutes sortes les balancent à pleines brassées, à chaque émission de télévision ou publication pseudo psychologique. Nous aurions tort de ne pas nous en servir, ces mots sont là, tout chauds, prêts à l’emploi.
De plus, les mots que nous employons pour décrire et communiquer sur ce qui nous entoure font partie d’un processus tout à fait banal et nécessaire dans la communication humaine: l’étiquetage. Nous procédons quotidiennement par généralisation et catégorisation.
Ce procédé d’étiquetage comporte pourtant ses limites. Tout d’abord parce qu’il ne permet pas de rendre compte avec précision du particulier. Ce que l’on dit par exemple des adolescentes rebelles pourrait ne pas s’appliquer au comportement de votre cousine de 15 ans. Mais également, parce qu’il n’est pas neutre et peut se montrer très dommageable: les étiquettes que nous employons peuvent aussi devenir enfermantes et stigmatisantes.
Comment un adulte peut-il réagir lorsqu’on dit de lui : « c’est un pervers narcissique », « c’est une hystérique ». Si certains arrivent tout de même à se débarrasser de ces attributs du sujet, ce n’est pas évident pour tous.
Et dans le cas d’un enfant ? Un enfant n’est pas vraiment armé pour se défendre de tous les troubles ou les maladies dont on tend à l’affubler de nos jours: trouble du déficit de l’attention, dyslexique, dyspraxique, inadapté, trouble oppositionnel, etc.
Or, à bien y regarder, toutes ces étiquettes sont davantage des qualificatifs des relations (aux autres, à l’environnement) que des qualités intrinsèques aux individus.
Pourquoi acceptons-nous d’adopter cette vision relationnelle pour parler d’un couple heureux, d’une famille équilibrée, d’une équipe efficace qui gagne, d’une entreprise performante, quand nous sommes si peu enclins, voire incapables de le faire lorsque les relations se dégradent et les difficultés naissent?
Confrontés aux problèmes et à la complexité, nous répondons souvent par l’individualisation et la simplification. Or, ce qui relève d’une relation particulière entre des individus comme le manque de confiance, l’irrespect, la jalousie, la dépendance, la difficulté d’atteindre un objectif de travail d’équipe, l’apprentissage scolaire… ne peut être traité uniquement en isolant les éléments séparément.
C’est une grossière erreur. Une réponse apportée au mauvais niveau logique !
Des siècles de cartésianisme polluent encore notre esprit lorsque nous sommes face à l’adversité et la complexité. Le tout est bien plus que la somme des parties ! Le caractère « mobile » d’une voiture ne réside ni dans les roues, ni dans le moteur, encore moins dans le volant… Il « advient » de l’interaction de toutes les pièces mécaniques avec l’intervention du conducteur et du carburant !
Dans une perspective systémique, nous pensons qu’il en va de même pour l’amour, la productivité d’une entreprise, le développement d’un enfant…
Dans une approche interactionnelle (ou le paradigme interactionnel), on appelle ce phénomène: les qualités émergentes. Ce sont des propriétés qui ne sont pas réductibles aux caractéristiques des éléments qui composent un système mais qui sont issues de l’ensemble, de tous éléments en interaction : une production commune en quelques sorte.
Cependant, il faut se rendre à l’évidence et s’en inquiéter, les colleurs d’étiquettes pathologiques individuelles sont de plus en plus actifs autour de nous. C’est a priori plus confortable et cela permet de se dédouaner de toutes responsabilités. C’est l’autre manipulateur, les parents toxiques, les profs désabusés, les patrons inhumains, les politiques corrompus…
L’étiquetage individualisé fait perdre la dimension relationnelle des phénomènes.
Mais attention, les colleurs d’étiquettes d’hier pourraient rapidement devenir les collés de demain !
Alors comment enrailler cette épidémie d’étiquetage et de stigmatisation individuelle?
- Et si on replaçait l’individu qu’on cherche à étiqueter, dans son environnement relationnel?
Gregory Bateson, anthropologue à l’origine de la célèbre école de Palo Alto, berceau de la pensée systémique, déclarait: « Hors contexte, les mots (et les gestes) n’ont pas de signification ». Ainsi, par exemple, s’il y a peu d’enfants qui souffrent réellement de troubles sévères du comportement comme l’hyperactivité, il existe en revanche des foules de parents, d’éducateurs, d’enseignants, de soignants, de gens hyper débordés, hyper fatigués, hyper pressés ou hyper anxieux sur l’avenir. Tous ces adultes fréquentent quotidiennement les enfants étiquetés. A moins de privilégier une hypothèse sur une quelconque forme de « contagion » des adultes par les enfants, je pense que certains phénomènes ne peuvent vraiment être compris que si l’on prend en compte les interactions entre les différents éléments, pas uniquement les caractéristiques individuelles.
Donc la première des choses à faire en urgence pour ne plus stigmatiser les individus, c’est regarder les phénomènes en interaction et toujours en lien avec le contexte.
- Et si nous gérions autrement nos peurs?
Nous pouvons tous être sans symptôme, mais susceptibles d’en déclarer. Attention, à force de vouloir à tout prix prévenir et éviter tous les risques possibles ou les craintes supposées, on peut aussi très rapidement finir par… les provoquer ! En abaissant les seuils d’alerte retenus comme « normaux » pour définir certaines maladies, on « fabrique » alors des « pré-malades ». Au nom de la prévention, voir de l’acharnement préventif, on peut facilement transformer un bien-portant en malade qui s’ignorait jusqu’ici. La manœuvre n’est pas nouvelle et loin d’être désintéressée par l’industrie pharmaceutique et la psychiatrie. Dans sa remarquable enquête (« Anatomy of an epidemic », récompensée par l’IRE Award for Best Investigative Journalism en 2010), Robert Whitaker démontre comment nos craintes sont utilisées depuis cinquante ans pour alimenter le nombre croissant d’utilisateurs de médicaments psychotropes.
La vérité c’est que nous apportons une mauvaise réponse à un vrai problème. Par exemple, ce n’est pas en faisant du dépistage précoce de prétendus troubles du comportement chez les petits enfants que nous règlerons le problème de l’insécurité dans les villes, du chômage, de nos inquiétudes sur l’avenir ou de la pénibilité du métier d’enseignant.
Donc la deuxième chose à faire d’urgence est d’adresser ce qui nous effraie vraiment.
- Et si nous utilisions uniquement des étiquettes écologiques psycho-dégradables?
Si nous devons utiliser des étiquettes, puisqu’on ne peut pas faire autrement, alors veillons à ce qu’elles soient plus respectueuses des personnes. Ecologiques cela veut dire qu’elles doivent non seulement tenir compte de la personne et de son environnement, mais aussi de ses relations et de ses communications et de la manière dont celles-ci influencent son comportement.
Psychodégradable, c’est comme biodégradable. Cela veut dire que pour éviter la pollution à long terme, les étiquettes que nous utilisons doivent également pouvoir se dissoudre dans les relations et les interventions et ne plus coller aux individus comme une marque d’infamie.
La vision relationnelle et écologique ouvre sur une toute autre compréhension des comportements « bizarres ». Ils apparaissent tout à coup comme des tentatives parfois malheureuses et maladroites, mais finalement assez logiques, d’essayer de s’adapter à un contexte particulier.
Cette catégorisation écologique et psycho-dégradable des comportements évite ainsi un étiquetage stigmatisant, qui aurait l’effet désastreux de confisquer l’idée que nous pouvons tous agir et que le changement n’est pas réservé aux « experts ».
Albert Einstein déclarait déjà il y a plus de cinquante ans: « C’est la théorie qui détermine ce que nous sommes en mesure d’observer et non l’inverse. ». Beaucoup plus humblement, avec toute sa sagesse populaire, mon grand-père qui n’avait pas fait d’études disait: « C’est incroyable le nombre de choses qui ressemblent à des clous lorsqu’on tient le marteau en main ». Et si nous changions d’outil, plutôt que d’enfoncer le clou ?
Ressource : Tihamer Wertz, HuffPost
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