RA : -Pourquoi est-ce si difficile de comprendre une victime, alors que c’est tellement expliqué dans les médias ?
ALB : – Parce que ce serait accepter d’entendre l’horreur. Parce que pour un proche, pour un père, pour une soeur, pour un ami, pour un enfant, pour une cousine, pour les voisins, c’est comprendre qu’ils ont été, eux aussi, bernés. Manipulés. Arnaqués et trahis. Parce que c’est également déchirer un voile, ou plus exactement un rideau extrêmement épais et opaque, derrière lequel on ne peut deviner ce qu’il se passer, et qu’on ne cherche même pas à soulever. Comme au théâtre tant que le rideau est baissé, le spectateur est impatient de savoir ce qu’il se passe derrière ce rideau. Mais quand il s’agit de violences conjugales, le spectateur souvent innocent va découvrir des coups, des cris, des injures, du mépris, du silence, des os brisés, du sang, des viols psychiques et physiques, des enfants mutilés dans leur coeur et leur âme.
Parce que la violence se tait. Elle n’est pas festive, elle n’est pas hurlante, elle n’est pas partageuse. Elle se consacre et se concentre sur une personne, ou sur un noyau familial. Mais c’est une belle actrice. Elle se farde et se maquille et demande un parfait masque à tous ceux qui la vivent. Il faut sourire, il faut rire, il faut se taire, il faut aller bien. C’est le devoir des comédiens que la violence sélectionne sans qu’ils le sachent.
C’est extrêmement compliqué pour ceux qui n’ont rien vu, n’ont rien fait, d’avoir les mots, les gestes adaptés pour aider les victimes. Ils sont projetés dans leur propre histoire et soit préfèrent qu’elle ne soit pas contrariée, soit ne supportent plus ce qu’eux-même connaissent et ne savent pas fuit. Ils se sentent incapables, souvent lâches, parfois stupides. Ils cherchent à consoler, mais comment consoler une mère dont les enfants se font ouvrir le ventre par les mots et les gestes d’un père maltraitant, chaque soir ? Comment rassurer un père dont l’épouse rabaisse la fratrie, l’ignore, la brutalise, cassant le mythe parfait de l’amour maternel ? Et lui qui reste là, semblant être les bras ballants, pris entre la peur de sa compagne et la peur de voir ses enfants être détruits ? Que dire à une soeur, une amie qui s’affaisse lentement mais sûrement, de plus en plus, chaque jour, et qui semble refuser d’entendre par peur des représailles ? A quel moment est-il possible de faire une distinction entre l’incapacité de fuir cette violence et le choix de s’y soumettre ?
RA : -Pourtant les victimes parlent à leurs proches, à des professionnels ?
ALB : -Non. Rarement. A qui voulez-vous qu’elles parlent ? Elles vont entendre qu’elles ne sont pas mortes, même pas blessées, qu’on ne peut pas faire grand chose. Ou que leur mari sera informé, convoqué… et laissé libre de rentrer chez lui, et de frapper celle qui a dénoncé. Comment un enfant peut-il comprendre et surtout verbaliser que son père, sa mère ne l’aime pas ? Est-ce normal pour un enfant de ne pas être aimé ? Non. Un enfant qui n’est pas aimé est un enfant qui a commis une faute. Alors il se tait. Quand il n’entend pas de la part de son autre parent qu’il l’a bien cherché ; quand il ne se fait pas insulter et menacer, en voulant dénoncer un inceste, de vouloir détruire l’équilibre de la famille, de rompre le secret « magique » qui vit avec celle-ci. Oui, à qui voulez vous qu’elles parlent, lorsque les médecins ne reconnaissent pas la violence, lorsque le personnel soignant semble sourd ? Lorsque la peur de se retrouver jugé(e) dépressif, d’être éloigné(e) des enfants, de ne plus pouvoir les protéger, les oblige à se taire ?
RA : – Les victimes ont bien des mots, une langue, un moyen de s’exprimer ?
ALB : -Elles n’ont plus de mots. Elles ont honte. Elles ont peur. Elles sont salies, et se sentent sales et pensent qu’elles seront vues ainsi. Elles se taisent. Elles taisent la vérité. Elles oublient pour tenter de survivre. Elles s’enfoncent dans ce silence. Elles fondent dedans, s’y éteignent, s’y noient. Elles étouffent. Elles n’ont plus d’air, plus de paroles. Les victimes meurent lentement d’une mort annoncée sans bristol, sans faire-part. D’une mort quasi inévitable.
Extrait de l’interview de Anne-Laure Buffet par Roland André.
(Intégralité de l’interview à venir…)
Joliment raconté !
C’est vrai
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A reblogué ceci sur blograinbowdreameret a ajouté:
Ce silence des victimes, oui il est dur à comprendre, quand j’ai enfin pu le rompre ce silence j’ai vu face à moi des yeux incrédules, ironiques, voire des personnes qui en m’écoutant préparaient un discours moralisateur : mais tous les hommes sont ainsi, mon mari non plus parfois n’est pas facile à vivre…
On devine instinctivement que ce que l’on a de caché est l’incroyable, la chose dont on ne peut parler sans être mise en doute. Et oui on oublie pour tenter de survivre.