LES SECRETS DE FAMILLE

Un secret, ce n’est pas quelque chose qui ne se raconte pas. Mais c’est une chose qu’on se raconte à voix basse, et séparément.

Marcel Pagnol – La gloire de mon père

Le secret est un élément intrinsèque à la liberté, à l’amour, à l’affirmation de soi. Il est nécessaire à l’intimité de chacun. Il est une porte ouverte sur l’imaginaire et les fantasmes. Le « jardin secret »  est un lieu où il est possible de s’évader, d’être un ou une autre, un instant. C’est ce jardin secret que les manipulateurs cherchent à forcer, à connaître et à détruire pour s’accaparer pleinement la pensée et la personnalité de leurs victimes. Un parent, un conjoint toxique va parler ainsi à son enfant, à sa compagne de la sorte : « Nous ne pouvons pas avoir de secret l’un pour l’autre… tu peux, tu dois tout me dire. ». Il nie alors l’individualité de son interlocuteur. Martine se rappelle des discours de sa mère l’obligeant à tout dire –à tout avouer, même ce qui n’existait pas, ce à quoi elle ne pensait pas. « J’avais une caméra dans la tête. Ma mère voyait tout, savait tout, demandait tout sur tout, tout le temps, fouillant, spoliant et violant tout ce que j’avais dans le crâne. »

Les secrets et les envies que l’on garde pour soi, les erreurs et les hontes minuscules ne sont en aucun cas toxiques. En revanche, les secrets de famille, ces histoires tues – et malheureusement, qui tuent parfois sur plusieurs générations – deviennent la source d’une réelle toxicité. Un secret de famille maintient dans le silence une partie de l’histoire de celle-ci, un fait précis qui peut être daté, dont les acteurs sont connus mais qui ne doit pas être su, qui ne doit même pas être envisagé. Ce secret devient douloureux pour l’enfant qui le pressent sans le connaître. Ce qu’il comprend, c’est qu’il existe une réalité à laquelle il n’a pas accès, une histoire qui appartient à sa propre histoire mais qu’il lui est interdit de posséder.

Il existe un processus inconscient de transmission du secret, traduit en expressions, gestes et comportements. Ainsi des mots interdits, et pour reprendre l’adage : « on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu », des coutumes familiales qui passent de génération en génération, des réflexions telles que « c’était il y a longtemps, à quoi ça sert d’en parler ? ».

Les secrets de famille sont le plus souvent emprunts de souffrance. Deuil, abandon, perte, rupture sociale, alcoolisme… On leur attache le poids de la honte. Ce n’est pas à une personne de supporter cette honte mais à une famille entière. Pour se protéger, la famille va tacitement développer une loyauté envers ses ancêtres et taire cet événement douloureux, jusqu’à ce qu’il semble ne plus avoir existé. Or un enfant qui devine qu’on lui tait quelque chose va l’imaginer et l’amplifier. Il est en quête de vérité. Celle qu’il devine est souvent bien pire que la « vraie » vérité. Il ne faut pas oublier que ce que notre société accepte aujourd’hui était il y a encore quelques décennies vu comme un drame : mère célibataire, homosexualité, abus physiques ou sexuels, mésalliance… Ce qui ressort à chaque fois, c’est la présence d’un traumatisme qui se promène de génération en génération tel un fantôme, pour venir hanter celui ou celle qui le reçoit sans qu’il en connaisse la cause.

Brigitte va découvrir au cours des consultations ce secret qui la hante. Elle souffrait depuis son enfance d’avoir été laissée à ses grands-parents alors que ses parents, partant pour Dakar, avaient pris avec eux leurs deux autres enfants. Ce que Brigitte ne savait pas et a découvert en thérapie, c’est qu’elle était bien la fille de son père, mais pas de sa mère. Sa mère biologique était décédée à sa naissance. Or, le père de Brigitte avait trompé sa première épouse pendant la grossesse, avec la femme qui allait devenir officiellement la mère de Brigitte. À la mort de sa première femme, le père de Brigitte a développé à la fois de la culpabilité et une colère profonde contre cet enfant qui était pour lui une accusation vivante : « Maman est morte, par ta faute. Je suis là pour te le rappeler. »

Le film danois Festen[1] illustre parfaitement ce qu’est un secret de famille : un savoir commun mais qu’on ne partage pas avec les autres membres de la tribu. Se met alors en place une dynamique particulière : on ne peut pas savoir qui sait quoi, et l’on ne peut interroger personne sur ce qu’il sait, ni dire quoi que ce soit, puisque tout le monde se tait.

Pourquoi sont-ils si lourds, ces secrets de famille ? En quoi deviennent-ils toxiques pour ceux qui les subissent ? Parce qu’ils génèrent incompréhension, doute, résurgence du traumatisme. L’enfant de manière intuitive, presque animale, ressent quelque chose d’anormal ou de mystérieux. Ne trouvant aucune réponse à ses questions, n’ayant personne à qui s’adresser, il refoule ses interrogations et se sent coupable d’être mal à l’aise ou en demande de réponse. Apparaissent alors des manifestations souvent psychiques de ce traumatisme fantômatique, comme des angoisses, des obsessions et des TOC* a priori sans raison[2].

Martine s’interroge lors d’un rendez-vous sur ses silences d’enfant. « À l’école, quand on m’appelait par mon prénom, je mettais toujours du temps pour répondre. Comme si on ne me parlait pas, ou comme si je n’étais pas là. Ma mère était souvent convoquée, on lui disait que j’étais sourde, asociale, inadaptée, qu’il fallait que je me concentre. À chaque fois ma mère était folle de rage contre moi. Je lui faisais faire du souci, ce n’est pas comme ça que je ferai un jour quelque chose… À la maison, elle parlait avec mes frères. Moi, elle ne me parlait pas, elle me donnait des ordres en criant pour être sûre que je l’entende. Elle appelait mes frères par leurs prénoms. Pas moi. Les seules fois où elle utilisait mon prénom, c’était pour me punir. Elle continue encore aujourd’hui. Entendre mon prénom, c’est comme entendre un jugement.». Quelques séances plus tard, Martine arrive, très excitée : « Je sais ! Je sais qui est Martine. C’était la petite sœur de ma mère. Elle avait quelques semaines quand elle est morte. Un soir ma mère était seule avec elle. Elle devait surveiller le bébé, mais il est mort dans son sommeil avant que mes grands-parents ne rentrent. Ma grand-mère lui a dit que c’était de sa faute. Quand je suis née, ma grand-mère a dit que je devais m’appeler Martine, pour rendre mémoire à ma tante. C’est une cousine de ma mère qui me l’a dit cette semaine. C’est pour ça que ma mère déteste mon prénom. C’est pour ça qu’elle me déteste. Elle me déteste parce qu’elle voit le bébé mort, et que je lui rappelle qu’elle n’a pas su protéger sa petite sœur.»

Quand la mère de Martine lui répète sans cesse « Tu vas me tuer !», elle transmet à sa fille un ressenti qu’elle ne peut exprimer : à la mort de sa petite sœur, une part d’elle est morte aussi. À la place s’est développée de la souffrance, de la culpabilité qu’elle n’a jamais pu dire. La naissance de Martine a réveillé toute cette peine. Se croyant incapable de la protéger, elle en a fait son ennemie. Martine est devenue un enfant interdit d’exister. Interdit de citer, par son prénom.

[1] Film de Thomas Vintenberg, 1998, Prix du Jury du festival de Cannes 1998

[2] Sans en faire une généralité, des cas de constipation chronique chez des enfants ont été réglés en découvrant un secret de famille. La constipation peut être liée à l’angoisse de la mort, ou encore à un événement honteux et traumatique (abus sexuel, inceste) qu’il faut taire pour préserver l’image familiale.

Extrait de «  » – Anne-Laure Buffet – Le Passeur éditeur

VENDREDI 26 FÉVRIER – DÉDICACE ET CONFÉRENCE

Vendredi 26 février Anne-Laure Buffet viendra en dédicace et en conférence à la Une à 17h30 pour la sortie de son livre « Victimes de violences psychologiques : de la résistance à la reconstruction ».

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QUESTION DE TEMPS

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©Agnes Baillon

« J’ai honte,  je ne vous ai pas donné de nouvelles depuis longtemps. »

« Vous devez penser que la folle c’est moi, puisque je vous ai demandé des conseils, et ensuite j’ai disparu… »

« Vous avez raison, mais je n’ai pas voulu vous écouter. Aujourd’hui, je me rends compte que j’ai pris beaucoup de retard, et que j’aurais pu agir beaucoup plus rapidement. Peut-être que mes enfants auraient été plus protégés. »

« je vous ai beaucoup sollicitée l’année dernière ; après je suis resté silencieuse. Pourtant j’ai appliqué vos conseils et les choses ont changé. Est-il possible de reprendre un rendez-vous et d’en parler… »

À quelque chose près, voici le genre de phrase qu’il m’arrive d’entendre régulièrement au téléphone, lorsqu’une personne en souffrance, ou au moment de sa prise de conscience, me contacte à nouveau.

Il faut admettre, que ce soit en tant que thérapeute, en tant qu’avocat, entend que personnel soignant, ou encore tout simplement comme proche comme membre de la famille ou en tant qu’ami, une personne qui se retrouve confrontée à de la violence psychologique a besoin de temps pour admettre que ce qu’elle perçoit est LA vérité. Lorsque l’on commence à comprendre la situation que l’on traverse face un conjoint ou un parent dont les comportements sont toxiques, l’acceptation prend nécessairement du temps, et d’autant plus de temps que la relation d’emprise s’est installée dans la durée, ou encore qu’elle est liée un affect particulier. L’acceptation en tant que conjoint, compagne, ou amis, ne peut être la même que celle d’un enfant, même devenu adulte, qui prend conscience des comportements maltraitants et toxiques d’un de ses parents, ou des deux.

Avant même la prise de conscience, il existe un sentiment, diffus, et pour autant étouffant. La personne confrontée à la violence psychologique ressent cette violence sans pouvoir la nommer, sans pouvoir la palper. Elle sait que ce qu’elle vit n’est pas normale, elle s’est que les choses devraient être autrement, et pour autant elle semble paralysée. L’un des facteurs qui causent cette paralysie elle a peur. L’autre, le plus important à ce stade, elle doute. La question qui revient le plus fréquemment est : « ai-je raison de me méfier ? Ai-je vraiment conscience de ce que je vis ? Ai-je raison de me sentir victime ? Est-ce qu’on est victime toute sa vie ?… »

C’est souvent à ce stade que les premières interrogations sont formulées. La personne en souffrance se tourne alors vers ses proches, quand elles le pourront encore, vers sa famille, vers des professionnels. Pour autant elle a encore du mal à exprimer ce qu’elle ressent. Il faut alors être particulièrement à l’écoute, savoir entendre entre les mots, ou comprendre entre les lignes, pour tenter d’apporter la première réponse la plus réaliste et la plus objectif possible à celui ou celle qui se trouve alors dans le questionnement. Il ne faut jamais non plus perdre de vue que cette personne vient avec un questionnement, mais que la réponse à son questionnement peut bouleverser l’intégralité de sa vie, de ce qu’elle a mis en place, de ce qu’elle a construit, même si cela la fait souffrir au quotidien.

Aussi, lorsqu’il est dit à cette personne qu’elle a parfaitement compris ce qu’elle vit, qu’elle a parfaitement raison de vouloir de nommer comme de la maltraitance ou de la violence psychologique, ou encore comme de la manipulation et du harcèlement, quand il faut lui dire qu’elle est effectivement victime de comportement toxique qui à terme l’amèneront à une destruction psychique voire physique, qui dans certains cas la pousseront aux tentatives de suicide, il faut à la fois être lucide, prudent, patient, toujours dans l’écoute, essentiellement dans la compréhension et l’acceptation du temps qu’il va falloir à  ladite victime pour être dans l’action positive et combative dans son intérêt, et souvent celui de ses enfants.

Si les paroles formulées par un proche ou encore par un professionnel peuvent être brusque pour la victime, il n’est pas pour autant question de la brusquer. Il est question de l’amener à une prise de conscience, de l’amener à accepter que ce qu’elle ressent est la réalité. Il n’est pas question de la forcer à une action dont elle n’est pas encore capable.

Aussi, il peut arriver que des victimes se présentent, avec une bonne conscience de ce qu’elle traverse, capable d’exprimer leurs souffrances, leurs craintes, et leurs besoins que la situation, leur situation, soit qualifiée.  Elles en ont besoin car c’est un premier pas vers la réhabilitation, vers le sentiment d’exister, ce qui est totalement retiré à une victime de violences psychologiques.
Cela dit, une victime en grande souffrance qui prend conscience ou qui est amenée à prendre conscience de ce qu’elle traverse, se retrouve face à un abîme : que faire ? Quelle action doit être menée ? Comment agir ? Comment sera demain ? Et ce qui contraint essentiellement sa réflexion c’est la peur, et même la terreur, que le harcèlement et les violences ne cessent jamais, et au-delà de ça être incapable de pouvoir se reconstruire.

C’est pour cela que de nombreuses victimes, alors que l’entourage ou les professionnels les informes, les accompagnent, tente de leur offrir les conseils et l’aide des plus judicieux possible, semble s’enfermer dans une situation de souffrance pourtant exprimée, et donne le sentiment à ce qui les observe de ne rien faire, voir même de se complaire dans cette situation.

Porter un tel regard sur les victimes : « finalement, ça doit bien lui convenir. Elle devrait arrêter de gémir, elle devrait se prendre en main. Il y a sûrement des choses à faire, mais elle ne le fait pas… » ne fait qu’aggraver la souffrance, ne fait que participer à la violence psychologique déjà en place, ne fait que condamner une fois de plus ladite victime. Entre le moment où pour la première fois l’exprimer sa souffrance et sa peur, et le moment où elle va mettre en action et en œuvre ce qui va lui permettre de se libérer de se reconstruire, il peut se passer des mois, parfois des années. Des mois, des années qui seront alors faites de silence, de repli, pendant lesquelles la victime peut se renfermer d’autant plus. C’est souvent dans cette période-là que les proches se retirent ou s’éloignent, paradoxalement c’est dans cette période-là qu’il faudrait qu’il soit le plus présent, aussi difficile que ce soit, aussi incompréhensible que ce soit.

Et si parfois la victime peut se montrer un peu « envahissante » par ce qu’elle a particulièrement besoin d’aide à un moment précis, et que la même victime, semble ensuite se renfermer ou se taire, lui fermer la porte ne plus vouloir l’écouter lorsqu’elle revient, c’est la condamnée. Il faut essayer de se mettre un petit instant à la place de cette victime, essayer de comprendre son fonctionnement et son psychisme. L’un des sentiments les plus présents chez les victimes de violences psychologiques et le doute. L’incompréhension. Et la honte. Honte de vivre, de « supporter » ce qu’elle supporte, honte de ne pas réagir, (car elle pense qu’elle devrait en avoir les moyens…), Honte d’avoir demandé de l’aide, d’avoir le sentiment d’avoir dérangé, et en ces temps tu d’avoir fait preuve d’ingratitude ou de lâcheté.

Ce qui doit rester essentiel, c’est cette volonté qu’elles manifestent de nouveau non seulement de comprendre, mais aussi et surtout d’être aidée, d’être accompagné, de s’en sortir, de mettre en œuvre l’essentiel pour dire enfin stop ! à la violence subie.

Ainsi, à toutes celles et ceux qui ont prient contact avec des amis, avec de la famille, avec des professionnels, à toutes celles et ceux qui ont demandé  de l’aide, qui ont appelé « au secours », puis qui se sont tus, il est urgent de dire : « n’ayez pas honte ! N’ayez pas honte du doute qui vous a habité, n’ayez pas honte du temps passé, n’ayez pas honte d’être devenu mutique ou taiseux. » et ce qu’il est encore plus urgent de leur dire, c’est : « bravo ! Le temps passé est passé, ce qui compte aujourd’hui c’est que tu veuilles transformer ton présent et ton avenir. Et n’oublie pas si on ne peut modifier le passé, le futur construit le présent. »

N’ayez pas honte. La famille, les amis, mais encore plus et surtout les professionnels, avant tout, sont à même de comprendre. Et doivent comprendre. Ils ne sont pas là pour juger, ils ne doivent jamais juger. Ils doivent répondre présent.

©Anne-Laure Buffet