LA SIDÉRATION CHEZ LA VICTIME

DÉFINITION : « État de stupeur émotive dans lequel le sujet, figé, inerte, donne l’impression d’une perte de connaissance ou réalise un aspect catatonique par son importante rigidité, voire pseudoparkinsonien du fait des tremblements associés. »

sous la peauSous la peau – un film de Nadia Jandeau et Katia Scarton-Kim

La sidération est causée par un choc. D’une violence inouïe.
« Un coup de poing en pleine gueule, voilà ce que j’ai pris, quand j’ai compris. Ca m’a assumée. J’étais sonnée. Je ne savais plus qui j’étais. Je ne savais plus où j’étais. Plus rien. Je n’entendais plus rien. Je restais bloquée là comme un poteau, sans pouvoir bouger ni parler. Je ne sentais plus rien. Sauf la peur… qu’est-ce que j’ai eu peur ! »

La sidération est un phénomène psychologique créant chez la victime un arrêt du temps. Elle se retrouve figée dans une blessure psychologique traumatique, et les émotions semblent pratiquement absentes. Une culpabilité irrationnelle  se développe. La sidération enferme dans le silence et l’incapacité de dire l’épouvante. C’est un blocage total qui protège de la souffrance en s’en distanciant et en l’interdisant, pour ne pas être submergé.

Le traumatisme a des effets à court, moyen et long terme, différents selon le fonctionnement de chacun.
– état de stress intense pouvant durer plusieurs heures,  se manifestant par cet état de sidération anxieuse, qui n’est autre que le mécanisme de défense archaïque de camouflage dans un milieu naturel, ou d’un état d’agitation inadaptée
– verbalisation souvent difficile, voire impossible.
– comportement de repli sur soi avec des pleurs et de l’angoisse, avec parfois des expressions physiques (pleurs intenses, tremblements, vomissements…)
– culpabilité omniprésente et honte « je ne sais pas quoi faire ; je n’ai pas su réagir à temps ; c’est ma faute »
– impression de souillure « je suis sale, je me sens sale », développant parfois une compulsion d’hygiène

Un état de stress va apparaître. Le stress est la réaction d’adaptation physiologique aux agressions, retenant étroitement trois composantes : neuro-hormonale, psycho-émotionnelle et comportementale. Cette activation physiologique détermine l’intensité émotionnelle réactionnelle. Un sujet fatigué a des émotions très émoussées par rapport à un état éveillé ; elles n’ont rien de commun avec la résilience qui consiste à dépasser les événements graves et les situations tragiques en gardant sa stabilité personnelle. Au moment du traumatisme, du choc, le système neuro-endocrinien décharge brutalement de  l’adrénaline dont témoigne l’état d’agitation, ou au contraire de la sidération avec tétanisation de l’ensemble du corps. L’élévation du cortisol commence par augmenter les capacités adaptatives des neurones (alerte) mais au bout de quelques heures à ce haut niveau il les paralyse et empêche leur « cicatrisation » rapide.
Le cerveau est débordé émotionnellement par cet événement traumatisant auquel il ne peut donner sens, entraînant souvent des modifications de l’état de conscience et des comportements irrationnels qui normalement s’atténuent dans les heures qui suivent.
Des comportements d’évitement vont souvent se développer, comme des mécanismes de défense, afin de permettre à la victime de continuer à « vivre ». Durant cette phase,  où il y a déni, le sujet évite toute situation pouvant lui rappeler l’évènement traumatisant (contournement des lieux, changement d’horaires, rejet du téléphone, des mails, rupture des liens familiaux, sociaux…). Puis apparaît une phase de troubles nerveux avec un état d’alerte permanent, des sueurs, troubles du sommeil, angoisses nocturnes, cauchemars… qui peut évoluer en ruminations, anxiété chronique… Si ces troubles durent plus de trois mois, l’état de stress post-traumatique est qualifié de chronique.

Les victimes de violences psychologiques, d’agressions sexuelles, d’attentats, connaissent cet état. Il leur interdit tout mouvement, toute réaction. Elles voudraient courir mais leurs pieds semblent pris dans le sol. Elles voudraient frapper mais elles sont incapables de bouger ne serait-ce qu’un doigt. Elles voudraient hurler mais aucun son ne vient. Elles voudraient pleurer mais sentir une larme couler les terrorisent encore plus. Elles sont sous emprise, celle de la terreur, de l’incompréhension, du refus d’une situation ou d’un comportement inadmissible et inhumain, qui les attaque dans leur individualité, leur personnalité, leur rationalité, et leur émotivité.
Autour d’elles, tout semble se dérouler comme dans un film, lorsque l’action est auraient, que les voix sont déformées, que les images se découpent, seconde après seconde, permettant au cerveau de les enregistrer. Si elles disent ne plus se souvenir, c’est que la mémoire traumatique – ce sentiment d’amnésie – les protège de l’horreur de ce qu’elles ont vécu. Mais le souvenir est bien là, reposant  sans être effacé, pouvant se réveiller, remonter à la surface. La mémoire traumatique, comme le déni, offre une protection : celle d’éviter au cerveau de « disjoncter ».

Les évènements récents, actes terroristes, qui se multiplient et prennent diverses formes toutes aussi criminelles et meurtrières, amènent à cet état de sidération, que l’on soit victime, ou témoin, présent, ou téléspectateur, auditeur de ces barbaries. Qui n’est pas resté figé devant sa télé, le soir du 14 juillet 2016, du 13 novembre 2015, ou encore, après l’attaque de Charlie Hebdo, ou l’assassinat du père Hamel à St Etienne du Rouvray ? Comment comprendre les personnes présentes, sur les lieux, incapables soudain de bouger, de courir, de fuir ? Nous sommes tous susceptibles de nous retrouver dans cet état de sidération, de stupeur paralysante, incontrôlable, qui se met à nous gouverner.
Dans le huis-clos des violences intrafamiliales, la sidération intervient de la même manière. « C’était mon père… C’est mon mari… C’est mon épouse… C’est mon enfant… » La violence incompréhensible, disproportionnée, subite, provoque le même état chez sa victime. Elle est sidérée. Elle devient mutique. Elle n’ose ni parler ni agir. Et ces impossibilités vont laisser place au stress, et au traumatisme.

Anne-Laure Buffet

 

ENTRE SIDÉRATION ET CONFUSION

Hier, 11h20.
Un attentat au sein des locaux du journal Charlie Hebdo laisse plus d’une trentaine de victimes, parmi lesquels 12 ne survivront pas. Le nom des plus célèbres, leurs visages, inondent les réseaux sociaux et les médias. En France, et dans le monde entier. Les places des grandes villes, ici ou à l’étranger, accueillent des milliers de sympathisants. De gens révoltés, émus, effrayés, consternés, dans l’incompréhension. Qui, silencieusement, ou sous des applaudissements respectueux et sincères, font manifester leur refus du terrorisme. Leur refus que la liberté d’expression, la liberté de croire, la liberté d’être tout simplement, soit piétinée. Soit attaquée et mise en danger, massacrée, par des extrémistes et des fanatiques.

Comme un grand nombre d’entre vous, je suis restée hier à regarder les écrans, sans pouvoir rien faire d’autre. Attendant, peut-être inconsciemment, peut-être innocemment, qu’on me réveille. Qu’on me dise : « Non. ce n’est pas vrai. »
J’ai pensé comme beaucoup au 11 septembre.
Je suis restée plongée en pleine stupeur pendant plusieurs minutes, plusieurs heures peut-être.
« Ce n’est pas possible. »
J’ai guetté comme bien d’autres l’arrestation des terroristes, j’ai suivi leur cavale et leur traque, de Paris, à Reims, à Charleville. J’ai vu les images indiquant leurs noms, après leur identification.

Je me suis couchée avec une révolte sourde, et collective. Sans trouver ni les mots pour qualifier la journée, ni les mots pour qualifier ce que je ressentais.
Je me suis couchée en état de sidération.

Aujourd’hui, J+1
10H20
Un appel
« Je ne me sens vraiment pas bien depuis hier. Je ne sais pas pourquoi. Je sais que je n’étais pas visée. Je n’ai pas peur à cause de cet attentat. Mais je ne me sens pas bien, comme si c’était à moi que c’était arrivé. « 
Cet appel, et plusieurs messages équivalents qui vont suivre.
Je pense à ce que je lis depuis hier : « Je suis Charlie ».
Oui, aujourd’hui, je suis Charlie.
Ou plus exactement, l’attentat contre Charlie Hebdo réveille en moi, réveille en tous ceux qui m’ont contactée, réveille en toute victime ce sentiment d’oppression, cette sidération face à l’impensable et l’abominable. « C’est vraiment arrivé. »
Oui, c’est VRAIMENT arrivé.
L’agression sauvage, meurtrière, inhumaine, a vraiment eu lieu. L’incrédulité générale ne peut que s’appuyer sur des images, sur des faits relatés, pour disparaître. C’est vraiment arrivé.

Comme chaque victime peut se le dire. Loin de toute caméra, de tout média.
Oui, c’est VRAIMENT arrivé.
« On » a vraiment attenté à ma vie. Mes pensées, mes convictions, ma façon de vivre, mon être, ont été assiégés, agressés, malmenés, tués. Ce que JE suis a été rejeté en bloc et conspué. J’ai été honnie. J’ai été présentée comme un rebut de la société.
Il m’a été interdit de dire, et de respirer.
Interdit de vivre.

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Non.
En rien égoïste.
Victime d’un trauma, oui.
Victime d’un trauma dont on prend conscience et dont l’on cherche à se sortir, oui.
Victime, comme toute victime d’une sauvage agression ayant pour objectif de mettre un terme à une vie au nom de convictions illégitimes et révoltantes.

Non, pour les victimes de violence, quelle que soit la forme de cette violence, il n’y a pas confusion, il n’y a pas illégitimité à se retrouver ainsi. Sidéré(e), effrayé(e), incapable de dire, une fois de plus, ce qu’elle ressent.
Il y a une angoisse, une profonde blessure, une crainte paralysante qui se réveille. Une compréhension particulière, une solidarité particulière. Ni plus forte, ni plus légitime que celle de tout un chacun. La solidarité, et nous l’avons vu hier, reste bien heureusement une valeur fortement partagée.
Mais la douleur intime, silencieuse et muette, soudain rappelée par l’horreur de l’actualité, reste propre à chaque victime. Et, un jour de plus, une fois de plus, étouffe.

©Anne-Laure Buffet