Nous vivons dans une société où tout a besoin d’explication. Pourquoi untel agit-il comme ceci ? Pourquoi unetelle fait-elle cela ? Quel but ou quelle finalité ressort de ce comportement ? Y aurait-il un sous-entendu dans ce qui vient d’être dit ou fait ?
Nous sommes également envahis par des propositions d’aides, de soutien, de thérapies, de psychanalyses diverses et variées. Les méthodes d’accompagnement se multiplient ; il est de bon ton « d’être suivi ». La défaillance scolaire, l’excitation pourtant classique d’un enfant, la tension au sein d’un couple, le stress dans l’entreprise ou la vie privée… conduisent directement chez un professionnel de la santé en vue d’une thérapie. Et combien de parents se sont faits recommander d’emmener leur enfant chez un pedo psychiatre en vue d’un test de Q.I., ou pour l’accompagner en cas de divorce des parents, de naissance d’un petit frère ou d’une petite sœur, d’un redoublement ?
Tout élément de la vie devient sujet d’analyse et d’expertise. Nous ne vivons pas sans canne thérapeutique pour nous soulager.
La vulgarisation de notions psychologiques ou psychiatriques accentue ce phénomène. Nombreux sont ceux qui se plongent dans des livres sans aucune connaissance approfondie, croyant détecter, puis comprendre un trouble, une névrose, une psychose dans leur entourage. Nous sommes tous le « pathologique » de quelqu’un ; nous sommes décryptés à la lueur du café du commerce, aussitôt catalogués comme étant obligatoirement ceci ou cela.
Ainsi, les paranoïaques sont légion, les bipolaires courent les rues, les manipulateurs investissent tous les postes de direction et de pouvoir. Quant aux pervers narcissiques, ils sont partout. Il devient presque élégant, et rassurant, d’en connaître un, d’en avoir fréquenté, d’en être la victime.
Il est vrai que les traits des pervers narcissiques sont assez communément partagés. Pour autant, ils ne sont pas forcément pathologiques. Nous pouvons tous faire preuve un instant d’égocentrisme ; nous pouvons nous montrer intolérant à la critique. Nous avons besoin de compliment et d’admiration, surtout lorsque la confiance en soi est affaiblie. Nous avons tous un jour ou l’autre fait acte de manipulation, manipulation douce, dans le but d’obtenir un avantage – et non de détruire notre interlocuteur.
La publicité, le marketing, les vendeurs et commerciaux hors pair induisent un comportement d’achat, et en tant que consommateur, nous nous savons manipulés, mais nous cédons à cette manipulation qui n’est pas dangereuse.
Et un jour ou l’autre, un court instant, nous avons tous ressenti de la haine.
Ces réactions sont passagères et non pathologiques. Elles sont suivies de remords ou de regrets, ou encore de simples constats : « ce vendeur avait un discours trop bien rôdé ; je n’avais pas besoin de … mais je n’ai pas pu résister. »
En revanche le pervers narcissique n’éprouve ni remord, ni regret. Sans affect ni empathie, il utilise ses comportements comme des outils pour assouvir ses besoins. Il nourrit ses pulsions destructrices en jouant sur la gamme de masques et d’actes manipulateurs à sa disposition. Son seul intérêt est le gain obtenu, ou à obtenir, en fonction de ce qu’il induit chez son adversaire, puisqu’il s’agit bien d’adversaire, qu’on le nomme harcelé ou victime.
« Ils ne font pas exprès de faire mal, ils font mal parce qu’ils ne savent pas faire autrement pour exister »*.
Aussi, définir qui que ce soit en fonction de comportements isolés conduit à de larges et graves erreurs d’interprétations. Être jaloux, de temps en temps, ne fait pas de la personne un jaloux. Isabelle Nazare-Aga * donne un autre exemple : « Prendre la dernière banane d’une corbeille de fruits sans vous enquérir auprès de votre entourage si quelqu’un la désire ne fait pas de vous un égoïste. ». C’est la globalité des comportements qui doit être analysée, et non un acte pris isolément.
Un parent qui va obtenir de son enfant qu’il mange sa purée de carottes, par la douceur, l’appel à l’amour maternel (« Fais plaisir à maman »), ou le chantage (« si tu ne manges pas ta purée, je ne te lis pas d’histoire ») exerce un acte de manipulation. Cela ne fait pas de lui un manipulateur dès lors que ces pratiques cessent lorsque l’enfant grandit.
Ainsi, il ne faut pas confondre une manipulation passagère et une personnalité manipulatrice. Le manipulateur ne peut pas, ne sait pas faire autrement. Il n’est pas affirmé, puisqu’il ne sait pas dire clairement ce qu’il veut ; affaibli, il développe par la manipulation un système de défense, en se comparant à autrui et en induisant chez son interlocuteur la dévalorisation. Culpabiliser et dévaloriser l’autre lui permet de se déresponsabiliser, de retrouver la confiance en lui qu’il n’a généralement pas, de se donner la conviction qu’il est supérieur.
Il ne faut donc pas observer un acte indépendamment des autres, d’un contexte, d’une situation. Il faut observer un système, un ensemble de comportements et d’attitudes, avant de caractériser qui que ce soit de manipulateur, ou de pervers narcissique.
* Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien
* Isabelle Nazare-Aga, Les manipulateurs sont parmi nous
©Anne-Laure Buffet