J’ai à nouveau un nœud au creux de l’estomac. Il apparaît de plus en plus souvent. Il commence comme une bulle, une bulle qui se forme, puis se déforme et grossit, comme un Barbapapa malfaisant. J’ai l’impression qu’elle aspire mon nombril. Et elle se multiplie, déployant sa petite armée maléfique contre mes poumons qui me font manquer d’air, écrasés lentement, et dans ma gorge qui se bouche, bloquée, obstruée.
Je respire lentement, je me masse le ventre, je vais m’allonger.
Il va rentrer dans peu de temps. Il m’a appelée. Je sais qu’il me reste dix, quinze minutes avant qu’il ne soit là.
Quand je vois son nom apparaître sur l’écran de mon téléphone, j’ai une bouffée de chaleur, je me mets à transpirer. Tout devient confus en quelques secondes. Je passe dans la cuisine. Dois-je faire un dîner ? Y a t’il assez pour le dîner ? Y a t’il ce qu’il attend pour son dîner ? Qu’ais-je fait, que n’ais-je pas fait aujourd’hui qui pourrait le contenter ou lui déplaire ? Va t’il parler ? De quoi va t’il parler ?
Petite, je regardais avec étonnement mes camarades de classe qui sursautaient, rougissaient, bégayaient, tremblaient quand ils étaient appelés par la maîtresse, quand ils devaient répondre ; pire encore, quand ils devaient passer au tableau. Je voyais leurs jambes s’agiter sous la blouse, alors qu’ils se balançaient d’un pied sur l’autre, la manche tirée dans la paume de la main et la craie qui s’écrasait sur le tableau noir. Trop d’émotions, trop de peurs, celle de devoir parler, celle de risquer de se tromper, celle de recevoir une réprimande ou une punition, et de devoir ensuite s’en expliquer. Je ne comprenais pas, j’avais envie de crier « Vous ne risquez rien, elle ne va pas vous manger ! On a le droit de se tromper ! »
Aujourd’hui je suis comme eux.
J’ai le pied énervé. Il faut qu’il arrive, pour que je sois fixée. Il ne faut pas qu’il arrive, que je gagne encore quelques secondes de tranquillité.
S’il ne dit rien, est-ce que je vais être obligée de lui parler ? Je me demande ce que font les autres. Comment ça se passe, ailleurs ? Est-ce que chacun se tait, attendant que le silence soit rompu ? Est-ce qu’il faut se parler ? Est-ce que se taire est un manque de respect ? Si je n’ai rien à dire, si je n’ai rien à lui raconter, que va t’il penser ?
Que je suis bête.
Ou que je me moque de lui.
Ou que je ne sers à rien.
Il faut que je trouve un sujet de conversation. De quoi pourrions-nous parler ? Si je ne dis rien, il va s’asseoir, là, dans ce canapé, le sien. Il va me regarder, me fixer. Quoi que je fasse, ses yeux seront plantés dans mon dos, sur ma nuque. Je vais entendre sa respiration, de plus en plus forte. Et puis, de plus en plus silencieuse. Comme le chat qui sent la souris et soudain ne bouge plus, s’aplatit, attend l’instant propice. Et finit par bondir.
Si je parle, il regardera ailleurs, il va allumer la télévision, il va aller dans la chambre, revenir. Sans répondre. Sans sourciller. Je m’adresserai au mur, et dès que je me tairai, il me demandera si j’ai autre chose à ajouter. Ou il va me couper la parole. Il le fait si souvent. Il coupe la parole. Il interrompt, il dit qu’il n’a pas le temps, qu’il est fatigué. Ce n’est pas le moment. Il parle de lui.
Je me tais.
– Tu vois, ça pouvait attendre…
Je vois. Je ne fais qu’attendre.
Je sursaute. La porte vient de s’ouvrir.
» Il faut qu’il arrive, pour que je sois fixée. »
Cette phrase est peut-être le résumé et l’indice le plus flagrant du phénomène d’emprise. L’emprise telle qu’elle est a été envisagée comme possible par l’esprit prédateur. L’emprise telle qu’elle a été préparée par le milieu et l’histoire familiale de la victime. L’emprise comme un champ pénitentiaire où la clôture s’édifie de jour en jour par l’absence de communication digne de ce nom, l’impossibilité de se faire entendre, d’échanger, de communier, d’être complice et de goûter la légèreté propre aux couples équilibrés. Ces couples où l’ouverture à l’autre reste le plus grand luxe lorsqu’elle est réciproque et vient enrichir ce trésor vivant lorsque l’avantage de l’un aide l’autre à grandir et à avoir confiance en lui-même. Cette confiance qui quand elle sera rendue fera le terreau d’une union durable où l’émotion ouvrira les moments heureux de tendresse plutôt que de crainte.