Monsieur le Président de la République,
Vous n’êtes pas sans ignorer l’affaire Jacqueline Sauvage.
Jacqueline Sauvage, condamnée en appel début décembre 2015 à 10 ans de réclusion, après avoir tué son mari de trois balles dans le dos, en 2012.
Vous avez reçu un recours adressé par ses trois filles, Sylvie, Carole et Fabienne,demandant la grâce présidentielle, la votre donc, pour leur mère.
Condamnée en appel à dix ans de réclusion, à 66 ans, pour avoir assassiné son mari de trois balles dans le dos. Un meurtre qui pourrait être affreusement banal et terriblement lâche, et de ce fait justement condamné par la loi.
Or, Monsieur le Président, il ne s’agit pas ici d’un meurtre, d’un assassinat, d’un drame de la vie conjugale qui se contenterait de nourrir des faits divers entre deux lignes d’un quotidien de province.
Il s’agit du cri de survie d’une femme. Il est question de 47 ans de violences, de maltraitances, d’humiliations, de dénigrements, de destruction lente, ordonnée, répétitive, calculée, programmée par un monstre – comment qualifier autrement un homme qui durant 47 années a maltraité sa femme et ses quatre enfants, conduisant l’un d’eux au suicide, et l’une à la prison. Parce qu’un jour elle a dit qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle ne voulait plus souffrir, qu’elle ne voulait plus être un jouet et une esclave. Parce qu’elle s’est opposée, réclamant un droit que rien ni personne ne lui donnait, celui de vivre. D’essayer de vivre.
Monsieur le Président, madame Jacqueline Sauvage n’a pas délibérément tué son mari.
Lorsqu’il vous est dit qu’il s’agit de légitime défense, comment son acte pourrait-il être qualifié autrement ? Comment qualifier ce qui ne fut qu’un appel au secours, un appel de détresse, une urgence de vivre, enfin ?
Monsieur le Président, imaginez une femme qui lutte et survit pendant autant d’années. 47 années, c’est-à-dire 17.155 jours, ou encore 1.029.300 heures à devoir courber l’échine, endurer, subir, souffrir, se taire, s’enfermer, s’isoler, protéger ses enfants sans savoir comment, se protéger sans être autorisée à le faire ? Pouvez-vous concevoir ce que c’est que d’être contrainte, enfermée dans une geôle dont les murs sont différents de ceux d’une prison, simplement parce que les fenêtres sont sans barreau ? Les barreaux, ils sortent à chaque instant de la bouche du bourreau. Et le bourreau, dans cette affaire, n’est autre que le mari de Jacqueline Sauvage. Chaque mot, chaque regard, chaque parole, chaque geste, chaque silence est un ordre supplémentaire, un ordre pour se soumettre, obéir, et se taire.
Imaginez, monsieur le Président, que l’on vous contraigne ainsi au silence, à l’obéissance, qu’on vous impose vos faits, vos gestes, vos pensées, jusque dans votre intimité. Imaginez que vous ne soyez jamais vu comme un homme, mais comme un jouet maltraité, fracassé, abîmé au gré des envies maladives d’un être sans scrupule, sans morale et sans valeur. Qu’auriez-vous fait, monsieur le Président ? Qu’auriez-vous fait pour pouvoir vivre – essayer de vivre, pour protéger vos enfants ?
On ne s’enfuit pas d’une prison lourdement surveillée.
On ne quitte pas un mari violent. On y est empêchée.
Monsieur le Président, au-delà du cas de madame Sauvage, il s’agit de toutes ces femmes, tous ces hommes, de tous ces enfants, qui petit à petit sont déshumanisés, dépersonnalisés, et utilisés par un monstre. De ces humains qui croient encore, espèrent encore que justice peut être rendue, qu’ils peuvent être sauvés. Qui risquent eux aussi d’être détruits si notre société ne leur offre ni aucun recours ni aucun salut.
En laissant madame Sauvage en prison, en maintenant sa condamnation, la morale si chère à notre pays, les valeurs de la République se trouvent piétinées. Liberté, Egalité, Fraternité. Liberté de vivre en premier lieu, et liberté de circuler librement. Une liberté que durant 47 ans madame Sauvage a perdu, de plus en plus.
Monsieur le Président, parce que cette femme a espéré pouvoir respirer, simplement respirer, sans peur, faut-il la condamner encore, elle qui le fut déjà pendant 1.029.300 heures, par son mari, sous son toit, sans aucun répit ? Ne faut-il pas plutôt lui donner l’occasion de goûter à la vie, d’essayer de rire, de sourire, d’être, tout simplement, ainsi que notre Constitution et notre Justice nous le promettent ?
Monsieur le Président, j’en appelle, en tant que citoyenne, en tant qu’humaine, et en tant que Présidente d’une association qui chaque jour lutte contre les violences psychologiques, et chaque jour entend des victimes de telles violences, qui n’en peuvent plus de souffrir et de se sentir abandonnées par tous, et par la Justice elle-même, j’en appelle à vous, et à votre haute autorité qui pourrait, par la grâce présidentielle, rendre à madame Sauvage ce dont elle fut privée si longtemps : la Liberté.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de mon profond respect.
Anne-Laure Buffet
Présidente de l’association CVP – Contre la Violence Psychologique
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