À l’hôpital de Montfavet, à Avignon, un groupe de parole, animé par le psychiatre Jean Rodriguez et la psychologue Mélanie Ragot, aide les victimes à sortir de l’isolement. Une rencontre, deux lundis par mois, où la parole des salariés, issus de tous les domaines d’activités, se libère.
« Quand la parfumerie où je travaille depuis vingt-deux ans a été rachetée, on s’est mis à avoir des objectifs à tenir heure par heure. Il fallait faire 5 % de plus que l’année précédente à la même heure, parfois 20 %. Si on ne fait pas le chiffre, on nous dit “attention, il y a un poste de trop”. Il faut se justifier toute la journée, pourquoi on a vendu tel produit et pas tel autre, pourquoi on n’a pas vendu plus. J’allais au travail en pleurant, raconte l’esthéticienne en arrêt maladie, pour dépression, depuis novembre. Dans la boutique, deux autres filles sont aussi malades. » Malades de leur travail… Une histoire parmi tant d’autres. Deux lundis matin par mois, autour d’un café qui réconforte, une dizaine de victimes de harcèlement au travail se retrouvent à l’initiative du psychiatre Jean Rodriguez et de la psychologue Mélanie Ragot, au centre hospitalier de Montfavet.
« Une violence insidieuse, pas toujours bien comprise »
Le rendez-vous est, pour beaucoup, devenu un rituel rassurant. Pour sortir de l’isolement, témoigner, se reconstruire et trouver la force de lutter contre cette violence insidieuse, pas toujours bien comprise des autres et dévastatrice. « On perd ses repères, on culpabilise, on croit devenir fou, si on n’en parle à personne, le pire… » La voix d’une femme se noue dans une émotion encore à vif. « C’est un système totalement pervers qui isole, le partage d’expériences rend plus fort », assure Jean Rodriguez, effaré de la multiplication des cas. « Personne n’y échappe, les employés comme les cadres. » Une grande lessiveuse qui essore les salariés dans un système économique rendu plus précaire encore avec la crise. « L’organisation du travail génère le harcèlement« , explique Jean Rodriguez, d’un ton très militant. Avant, on suivait sa tâche de bout en bout. Aujourd’hui, c’est la finance qui prime, on perd le sens de ce qu’on fait. Seul compte le résultat. On isole les syndicats, on rabote les lois sociales, même l’Accord national interprofessionnel (ANI) va dans ce sens. L’humain ne compte plus. »
« On prend tous des cachets contre l’anxiété »
Des salariés malmenés, meurtris, choqués qui, tous, dans leur histoire singulière, décrivent la même mécanique implacable qui les a broyés, comme une lente descente aux enfers. « Vous savez, ici, on prend tous des cachets contre l’anxiété… » « Je ne savais même pas ce qu’on me reprochait, on m’empêchait de parler à la DRH », confie Sandrine, vendeuse en boulangerie. D’abord des insultes devant les clients, des chefs odieux, « des roquets puis des rottweillers », et les coups qui tombent… « À la gendarmerie, pour recevoir ma plainte, on m’a dit qu’on ne m’avait pas fait assez mal… »
Des affaires pendantes au tribunal
Il y a aussi Laurence, vendeuse en hypermarché, qui a besoin d’horaires aménagés pour s’occuper de son enfant handicapé : « La DRH a demandé à mes collègues de me faire craquer. C’était diviser pour mieux régner. Ma plainte est bloquée au tribunal. L’enseigne est un des plus gros employeurs de la région… » Même Sophie, infirmière dans cet hyper a payé ce management « autoritaire » : « Aujourd’hui, je ne soigne plus, c’est moi qu’on soigne… » Ou Mireille, trimballée de service en service, sans explication, à France Télécom. Et encore, ce syndicaliste accusé de vol par un patron qui veut se séparer de lui. « L’enquête a prouvé que c’est le patron qui avait organisé le vol, le dossier est toujours bloqué en justice », déplore Jean Rodriguez.
Pour que le harcèlement soit reconnu maladie professionnelle
Quand les victimes craquent, le chemin de croix n’est pas fini. Plaintes non reçues, médecins sceptiques, « il faut qu’ils prennent leurs responsabilités », lance le psychiatre dont le combat est que le harcèlement soit validé maladie professionnelle. Ni la médecine du travail ni la Sécurité sociale ne reconnaissent le harcèlement comme accident du travail. Ou alors, à force de procédures longues, usantes et hasardeuses.
Un salarié harcelé : « Il a monté mon équipe contre moi »
« La justice est très frileuse, dénonce-t-il. Les décisions des prud’hommes d’Avignon sont presque systématiquement cassées en appel à Nîmes. » Pourtant, les cas douloureux se multiplient. « Après 27 ans de boîte, j’ai voulu me suicider, mon travail me tenait tellement à cœur, témoigne, avec beaucoup d’émotion, Dominique. D’un seul coup, du matin au soir, je recevais des ordres à l’envers, le chef faisait du zèle et me disait : “Tu vois, un col blanc, c’est intouchable !” Il a monté mon équipe contre moi. Ils ont dit que je les battais… » Usure, larmes, Dominique est en arrêt depuis deux ans. « Mais c’est important de se battre contre l’injustice et de témoigner. » Autour de la table, on s’écoute, on s’aide, on rigole aussi. La vie reprend son cours, petit à petit…
« Le harcèlement n’est jamais involontaire. S’il a lieu entre collègues, c’est toujours avec la caution de l’employeur », prévient le psychiatre, qui a des dizaines d’exemples en tête. « Or, il est tenu de préserver la santé mentale et physique des salariés, c’est dans la loi. » Ordres et contre-ordres, petites et grandes humiliations quotidiennes devant les collègues, remise en cause constante de votre travail, de votre efficacité, interdiction qu’on vous adresse la parole, mensonges, objectifs inatteignables, surveillance intempestive… La liste est longue et interminable des actes de harcèlement.
Une méthode de management
« Le harcèlement est même devenu une méthode de management pour se débarrasser de salariés sans indemnités. Un système cynique et organisé », dénonce Jean Rodriguez, qui cite le management par la terreur plus “rentable” que le management participatif. « Et on l’enseigne ! Je connais des gens qui ont arrêté leur formation de DRH quand ils ont vu ce qu’on leur demanderait de faire… »
Pas reconnu comme maladie professionnelle
« On ne dort plus, on ne pense plus qu’à son travail, à son chef, on doute de tout, de soi, des autres… », décrit Jean Rodriguez, qui accompagne des centaines de harcelés. Et puis, s’installent les symptômes d’anxiété post-traumatique, la dépression. « Dans les cas les plus graves, ça va jusqu’à l’invalidité permanente ou jusqu’au suicide, comme à France Télécom, par exemple. » Pour le psychiatre, il faut absolument que le harcèlement au travail soit reconnu comme accident du travail et maladie professionnelle, comme le sont certains cancers de l’amiante. « Il n’entre pas dans les maladies répertoriées comme le stress post-traumatiques ou le burn-out. »La CPAM rejette systématiquement les demandes en ce sens « et la médecine du travail est soumise aux employeurs ».
Devenue la spécialiste du harcèlement au travail sur Avignon, où elle suit une centaine de dossiers, maître Bénédicte Anav admet : « C’est très compliqué de le faire reconnaître, ça représente un cas sur deux aujourd’hui, les tribunaux sont épidermiques. Il faut dire aussi qu’il y a beaucoup d’abus. Moi, je retiens deux dossiers sur dix qu’on me présente. » Car des heures supplémentaires non payées, des jours de congés refusés ou une dispute, ce n’est pas du harcèlement. « Il faut qu’il y ait une dimension perverse, difficile à prouver. »
Accumuler des preuves
C’est là que l’avocat intervient pour bétonner le dossier avec des attestations, des certificats médicaux, des preuves. « Il faut en accumuler le plus possible, on est dans le subjectif », explique l’avocate qui vient de gagner trois dossiers devant les prud’hommes. « Avec 180 000 € dans un cas. » Trois dossiers partis en appel à Nîmes, « on est tombé à 50 000 € ». La justice est frileuse. « Avec la crise, le harcèlement est devenu une façon de licencier. Ça touche toujours à une fragilité du salarié. On a envie de dire qu’il suffirait de taper du poing sur la table pour se faire respecter. Ce n’est pas toujours si facile… »