MORT VIVANTE – EXTRAIT 3 – À PARAÎTRE

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Faut pas qu’je bouge. Il va s’arrêter, y’a toujours un moment où ça s’arrête.

Ce soir, c’était comme les autres. Les autres soirs. Les enfants étaient déjà couchés quand il est rentré. Il est allé les embrasser. C’est un bon père, il aime nos enfants. Je sais que ça lui pèse de ne pas pouvoir passer plus de temps avec eux. Dès qu’il le peut, il s’en occupe. Alors le soir quand il rentre, il va les voir, dans leurs chambres. Il remonte la couette qui a déjà bougé. Il recouvre leurs petits pieds, pour pas qu’ils n’aient froid. Il les embrasse, chacun, sur le front, doucement, passe sa main dans leurs cheveux. Il éteint la lumière que je laisse allumée pour qu’ils s’endorment. Et sans faire de bruit, il referme la porte.

Alors, on se retrouve tous les deux.

Je suis dans la cuisine.

Je prépare le dîner, comme tous les soirs. Comme tous les soirs il est crevé. Il ne veut pas parler. Je lui demande comment s’est passée sa journée. Mais comment pourrait-elle bien se passer? La journée à bosser, la journée à s’épuiser, pour des cons, passez-moi l’expression, comme un con, un con qu’il est à pas se révolter. Son travail, il ne l’aime pas, mais il ne veut pas en changer. Parce que moi je ne travaille pas. Alors s’il change, s’il veut changer, mais qu’il ne trouve rien, comment on va vivre? Comment on va faire, avec les enfants, la maison, et tout ce que moi je veux?

Mais moi je ne veux rien, moi je ne demande rien, moi je suis heureuse comme ça. Je veux juste être avec mes enfants, avec lui. Alors je me tais.

Il me regarde. Je le sais. Je ne le vois pas, je lui tourne le dos, je prépare le dîner. Je sais qu’il me fixe.

Ca fait mal un regard comme ça.

Mais c’est pas grave.

Un coup de poignard dans les omoplates.

Mais c’est pas grave.

Il n’a pas eu une bonne journée.

Le silence m’écrase.

Mais c’est pas grave.

Je l’entends se lever.

Il prend un verre.

Il ouvre la bouteille.

Il passe près de moi. Si près que son épaule cogne la mienne.

J’aurai pu me pousser mais je ne l’ai pas fait. Les yeux rivés sur la casserole, tout bas, je murmure un pardon. Pardon d’avoir été là. Pardon d’être sur son chemin. Pauvre fille. Pauvre fille de ne pas lui avoir donné le verre qu’il voulait. Pauvre fille de ne pas y avoir pensé. Le dîner est prêt. Il n’a pas faim. Il veut juste un autre verre.

Je fais quoi alors avec le dîner? Je regarde la viande refroidir. Je n’ose pas manger, de peur de l’énerver.

Encore un verre. Il me fixe toujours. Où que j’aille il me fixe. Comme une mouche, il me regarde. Une mouche ou une araignée, je ne sais pas. Je crois qu’il tisse sa toile. Non en fait je me trompe, c’est faux, il n’est pas comme ça. C’est mon mari et je l’aime, c’est le père de mes enfants. Non, il ne me ferait pas de mal, pas exprès, pas lui.

Pourtant, je ne bouge pas.

Tu ne bouges pas?

Non, je ne peux pas, je ne veux pas.

Mais tu ne bouges jamais de toute façon.

Si je bouge, je bouge pour toi, pour les enfants, pour la maison.

Non tu ne bouges pas, tu ne fais rien, tu restes là et tu fais quoi toi de tes journées.Encore un verre. Un regard d’acier qui me transperce, une main agrippée au verre.

Bouge nom de Dieu bouge, fais quelque chose, mais non regarde-toi tu restes plantée là.

 

Mais que dois-je faire? Je ne sais pas ce que tu veux.

Si, tu le sais, mais tu ne fais rien. 

Sa main est sur mon poignet, il l’attrape, il me tient, j’ai mal, mais je ne dis rien.

Tu vois, tu ne dis jamais rien. Tu ne sers à rien. Il se ressert un verre. T’es rien, tu mens, je sais que tu me mens. Tu fais quoi toi, et c’est qui, avec qui tu vas, tu me trompes, tu baises où hein dis moi? 

Lâche moi tu me fais mal…

Non, réponds, t’es avec qui pendant que je bosse, hein, c’est quoi cette odeur, tu pues, tu pues le sexe. 

Mais non j’ai rien fait je fais rien, je suis là calme toi. J’ai mal, mais je ne dis rien, je ne veux pas lui dire. De la main qui me tient, il me serre encore plus fort, c’est un étau, je sens battre mes veines, me fais pas mal s’il te plaît pas  ce soir, les enfants dorment, il ne faut pas  les réveiller, me fais pas mal, s’il te plaît pardon pardon, j’ai rien fait je ne comprends pas mais pardon.

Il se sert un verre.

Me calmer? Pourquoi me calmer? Tu me mens salope, tu fais que mentir tu te fous de moi t’en as rien à foutre de moi tiens c’est du fric que tu veux, c’est ça? 

 

Je remue la tête, mais il ne me regarde pas. D’une main, il me tient toujours, et l’autre sort son portefeuille, il prend des billets, me les jette à la figure, tiens moi aussi je peux te baiser si c’est ce que t’aime faire la pute.

Je ne comprends rien, j’ai mal, et il me tire par le bras, j’ai mal encore, mal au dos, mal à l’épaule, il me tire, et me pousse et je suis devant la glace.

Regarde-toi sale pute, pour qui t’es maquillée comme ça hein dis-moi?

Je ne suis pas maquillée ou si peu que ça ne se voit pas. Je suis devant cette glace. Il est derrière moi. Sa main me lâche le poignet, se pose sur mes épaules, les serre, les broie, je me vois avoir mal, la douleur est plus forte cette fois que les autres soirs, je veux crier mais je ne peux pas.

Regarde-toi, traînée, regarde ta gueule.

Ma gueule, j’ai mis dessus de quoi cacher un bleu. Tu m’as fait tomber, tu ne voulais pas, mais j’ai un bleu, sur la joue, sur la pomette, c’est pas ta faute mon chéri j’aurai pas du être là.

T’as dit quoi là ? Tu veux dire quoi, tu veux dire que je te bats ? Non je te bas je t’explique.

Il me pousse, je suis contre la glace, je me vois dedans, ce visage gonflé, le bleu caché pour que les enfants ne le vois pas, le bleu est là devant mes yeux, dans la glace, et lui derrière, son regard qui me brûle, il me tient, me tire en arrière, il est trop fort pour.

T’es qu’une salope, tu comprends rien, et moi je vais en crever de tes saloperies, de ta gueule qui me gave quand je rentre.

Et il me tire encore.

Tu fais que mentir, j’en peux plus.

 

Il me tire et me pousse,  je sais qu’il est en colère, qu’il n’en peut plus, je ne l’écoute pas assez, oui sans doute je ne suis pas assez là, je ne m’intéresse pas à lui, pas comme il faudrait, c’est ma faute, pardon, me pousse pas, arrête, pas une gifle s’il te plaît, ne me gifle pas, mais je sens qu’elle tombe, sa main sur ma figure, je la sens sur ma joue, ça me brûle, elle m’arrache la tête d’un coup, comme si mon oreille explosait.

Tu vas comprendre peut-être salope, tu vas apprendre je vais te faire apprendre.

Ca bourdonne dans mon oreille, non arrête, ne fais pas ça, avant c’était pas comme ça entre nous, avant ça allait, ça peut aller encore.

Non, ça ne va pas t’as jamais rien fait, rien, rien pour moi, regarde toi, t’es nulle, t’es unemerde, et sa main tape encore ma joue, il veut que je comprenne, mais là j’ai plus d’air, il me pousse et je ne résiste pas, il me pousse et je tombe, je tombe par terre, et il ne fait rien.

Je reste là, j’ai la joue qui saigne je crois, je crois bien que c’est du sang, ou sinon des larmes des larmes que je ne contrôle pas.

Tu fais quoi là tu vas chialer mais tu comprends rien, c’est pour toi que je fais ça, allez bouge, bouge puisque tu veux tellement te faire remarquer.

Je suis par terre, et j’ai mal, mal partout.

Un coup dans les côtes. C’est sa chaussure qui a tapé. Un coup encore, et un autre, et un autre, et je mets mes bras sur mon visage, mais il tape encore. Je ne vais pas crier, les enfants dorment ils ne doivent pas voir, ils ne doivent pas  savoir, papa vous aime, papa n’est pas comme ça, ne venez pas mes bébés, un coup encore, j’ai mal, mon ventre va exploser.

Et puis plus rien.

Je ne remue aucun membre. Rien. Trop mal.

C’est ma faute. Je ne montre jamais que je l’aime.

Pardon, mon amour. Je vais changer, je te le promets.

CONTRÔLER SA COLÈRE

dormeuse assassinée

Cent fois de suite que vous le (la) regardez, avec cette envie de lui casser une assiette sur la tête. De lui jeter au visage ce qui vous passe sous la main. De hurler, de le (la) secouer comme un poirier. Vous rêvez de le (la) pousser dans l’escalier, vous imaginez des poisons, vous espérez le (la) voir souffrir, le (la) voir crever. Pas la peine de mâcher ses mots. La victime de PN passe toujours par cette phase, celle qui montre qu’elle est arrivée à saturation. Son cerveau s’échappe un instant ; elle se défoule, en pensée, en concevant des plans pour supprimer son bourreau. Elle veut le voir disparaître, mais avant, elle veut le voir souffrir comme elle a souffert.

C’est normal. C’est salutaire. Votre esprit a ainsi sa « soupape de sécurité » ; il vous envoie un message : vous avez assez enduré, assez souffert, il faut que cela cesse.

C’est lorsque ces signaux commencent à se répéter, lorsque la montée de colère, et de violence, se fait sentir, que la victime commence sa « prise de conscience ». Il va lui falloir agir. Elle sait qu’elle ne peut plus supporter plus. Mais comment faire pour stopper cette machine infernale et retrouver sa liberté ? C’est une reconquête de soi, de la vie. C’est un combat à mener, car souvent la victime se retrouve seule, et ne sait pas vers qui se tourner ni comment se faire aider.
Mais c’est possible. Beaucoup s’en sortent.

Parfois, cependant, la victime « craque ». D’une personne douce, aimable, aimante, bienveillante, patiente, elle change en un instant, quand elle n’en peut plus; Et dans son geste, dans sa claque, dans les coups qu’elle va donner, elle y met toute sa force et tout son désespoir.
Et ça réjouit le bourreau.
Il a une nouvelle prise. Ainsi, il avait raison, elle est violente. Ainsi, il le savait, elle peut être dangereuse. Ainsi, il l’avait compris, elle est malade, et refuse de se soigner. Il a maintenant toute latitude pour vous accuser. Pour faire constater les coups, pour constituer un dossier. Pour aller pleurer sur la première épaule compatissante. Il ira même plus loin dans le double jeu : on l’entendra dire que c’est terrible, mais ce n’est pas de votre faute, vous êtes malade, il ne faut rien faire contre vous. Et dans le même temps, il ira porter plainte. Votre entourage vous fuit d’autant plus, se mettant de son côté en vous isolant. La justice se tourne contre vous.
Fin du match; Le bourreau a gagné.

Facile à dire, moins facile à faire, pourtant vital : retenir les coups que l’on veut donner. Dénoncer les premiers reçus. Ne pas avoir honte d’en parler. Ne pas avoir honte de dire que vous aussi vous voudriez frapper. C’est légitime. C’est humain.
Chaque mot plus haut que l’autre, chaque colère, chaque geste d’énervement, ou plus, que vous portez contre votre bourreau, il le retourne contre vous. Immédiatement. Et plus tard aussi, le gardant en réserve pour mieux vous abattre.
Donnez-lui le moins de prise possible. Montrez-vous le plus imperméable possible. Défoulez-vous autrement, dans le sport, dans la cuisine, devant la télé, sur un jeu vidéo, en chantant… Trouvez votre échappatoire qui vous permet quelques instants de ne plus l’entendre et de ne penser à rien.

Accrochez-vous. La violence à laquelle il vous pousse, il l’attend. Il la guette. Elle vous soulagera un instant. Pour se retourner contre vous ensuite.

©Anne-Laure Buffet